lundi 4 janvier 2010

Roman Cindy Manche au soleil - chapitre 15 : Evolutions et révolution

Si vous n'avez pas lu les épisodes précédents, découvrez les dans la colonne de droite

Adam Longh tentait de comprendre ce que disaient les voix à travers le conduit d'aération. Il appuya si fort sur la grille que le quadrillage métallique s'imprima sur son oreille. Malgré tous ses efforts, il n'entendait qu'un vague brouhaha. Des hurlements d'homme et une voix de femme qui lui disaient quelque chose. Il n'arrivait cependant pas à se concentrer car son BlackBerry sonnait sans cesse. Il jeta un coup d'oeil sur l'écran et vit que le numéro de Nasser Virlasoupeux s'affichait au moins une dizaine de fois. Les funérailles devaient débuter. Il n'arrivait pourtant pas à se décider à partir. Il y avait des gens inconnus dans les étages alors que l'ensemble des employés était censé être rassemblé dans le réfectoire. Son règne débutait mal. Il n'avait que des soucis. Il aurait dû ressentir un immense bonheur mais il avait un mauvais pressentiment.

Ira ? Ira pas ? Philippe Odevain scrutait le fond du tuyau pneumatique. Il n'arrivait pas vraiment à se décider. Il y avait là un moyen efficace de fuir l'étage 6 et demi et ces maudits sectionneurs de sexes. Mais en même temps, il n'était pas sûr que sa chute soit tout à fait sécurisée. Il décida de faire un petit test très simple : balancer dans le trou un objet et écouter le bruit de sa dégringolade puis de son atterrissage. Il jaugerait ainsi la dangerosité de la chute. Il fouilla ses poches mais ne trouva rien de jetable. Encore irrités par le gaz lacrymogène ses yeux lui jouaient des tours : flous artistiques, ombres et lumières, il avait du mal à cerner son environnement. A tâtons, il chercha une chose à bazarder mais rien ! Tant pis, il n'y avait plus de temps à perdre, il décida qu'il sauterait les yeux fermés.

Nasser Virlasoupeux trépignait. Entre la rébellion naissante et l'absence d'officiels, il ne savait plus quoi faire. Il décida de donner l'ordre d'éteindre les lumières et d'allumer les bougies disposées dans le réfectoire et particulièrement autour du corps présidentiel de Bernard Cèlement.

Il hurla dans son porte-voix : « Pour couper court à toutes les réflexions, je vais vous proposer maintenant un pré-recueillement dans la pénombre. Nous allons éteindre les néons, allumer les cierges et chacun pourra plonger en lui-même et réfléchir à ses erreurs. »

« Manquait plus qu'ça ! », ne put s'empêcher de marmonner Eva Kanss. Et, de nouveau, l'effet de l'écho amena ses paroles dans l'oreille gauche de Virlasoupeux.

S'en était trop ! Qui était l'individu femelle qui se permettait de critiquer son organisation.

« Venez, venez me dire ça en face », cria-t-il à s'en arracher la glotte.

Eva Kanss se pinça les lèvres. Au fond, elle ne voulait pas se révolter mais son tempérament argentin, chaud bouillant, reprenait toujours le dessus quand elle avait le sentiment de perdre son temps. C'était sorti tout seul.

Amélie Berthé la fixait avec angoisse. Elle ne voulait pas d'ennuis. Elle voulait juste que ce truc de cérémonie funéraire s'achève vite pour rentrer chez elle à l'heure et relever la babysitter. C'était un stress permanent ces histoires de nounous. Il fallait toujours courir pour être à temps à la maison et permettre à la babysitter de partir vaquer à d'autres occupations bien plus importantes que la garde de ses enfants. A l'idée de ne pas pouvoir prendre son train de 18 h 14, elle eut des sueurs froides. Ces sueurs provoquèrent d'étranges réactions en chaîne. D'abord les gouttes qui coulaient sur son front glissèrent le long de son nez. D'un coup de main, elle les repoussa mais certains résidus entrèrent dans ses narines. La sensation salée que provoquèrent ces micros gouttes la fit éternuer. Cela provoqua l'explosion de ces résidus dont certains microscopiques restes remontèrent vers la boîte crânienne et allèrent titiller un petit bout de cerveau. Cette afflux d'humidité dans sa tête modifia dans une moindre mesure les commandes comportementales. Et, au lieu, de baisser les yeux et d'attendre que ça passe, comme souvent elle le faisait, Amélie Berthé, se dit que s'en était trop, qu'elle en avait assez de courir après le temps, d'obéir aux ordres de chefs de services égoïstes et d'enrichir d'invisibles actionnaires. Elle avait mal aux jambes. Elle voulait s'asseoir. Et, elle n'avait pas envie de se fatiguer pour un Président mort, qu'elle n'avait croisé qu'en photo dans une lettre interne.

« C'est vrai, il y en a assez. Nous attendons depuis des heures. Nous avons des dizaines de dossiers à boucler en urgence et des impératifs à l'extérieur. » Ces mots étaient sortis de sa bouche sans qu'elle ne les contrôle. Ils avaient roulé de son cerveau trop humide jusque sur sa langue et entre ses lèvres. Et maintenant, c'était dit.

Eva Kanss se sentant soutenue poussa un cri de joie. Il était temps de s'affranchir.

Nasser Virlasoupeux était complètement dépassé. Il avait la tête comme une marmite de potage bouillant.

Sous les assauts de Hervé Yograin, Henry Nutile se mit à pleurer. Il ne savait absolument pas comment réagir. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas pris de décision. Il était incapable d'agir. Fallait-il qu'il dise comment il était arrivé ici malgré les ordres qu'il avait reçus ? Est-ce que cela changerait quelque chose à son quotidien s'il racontait tout ? Que devait-il craindre ? Etait-ce dangereux de parler aujourd'hui après tant d'années de soumission et d'isolement ? Son enfer pouvait-il être plus infernal ? Il scruta Hector Boayeau. Lui n'était pas resté. Lui était à la rue, sans travail, sans maison, sans personne. Mais il était là et il ne semblait avoir peur de rien. Alors que lui, était incapable d'agir. Il ne disait plus rien. A personne. Chaque matin, il empruntait l'escalier de service, cet escalier caché à l'arrière de la tour et qui ne menait à rien d'autres qu'à l'étage 6 et demi. Les portes de chaque étage avaient été murées et les marche s'arrêtaient brutalement au bout de 6 étages et demi. L'entrée n'était pas évidente, il fallait soulever la toile plastifiée qui recouvrait le mur d'apparence aveugle et l'on découvrait une minuscule porte d'un mètre de haut à peine. Il possédait une clé qu'il devait faire tourner dans la serrure minuscule. Avec le temps, la clé grippait toujours un peu plus. Mais il s'efforçait d'ouvrir le plus silencieusement possible. Il devait être invisible. C'était sa nouvelle mission, celle qu'on lui avait confiée lors d'un entretien avec le staff de la DRH dans le cadre d'un dégraissage sauvage.

Cet entretien restait gravé dans sa mémoire. La fin d'une époque. Il avait été convoqué par mail et par surprise, un matin d'hiver. Il s'était assis dans une salle de réunion, entouré de gens qu'il ne connaissait pas.

Ils lui avaient dit: « Acceptez-vous de démissionner ? »

Il avait répondu :« Pourquoi ? »

« Parce que votre service va disparaître dans le cadre d'un resserrement des coûts nécessaires à la sauvegarde de nos bénéfices. »

« Je ne veux pas partir. Il faut que vous me licenciez. »

« C'est impossible. Vous êtes là depuis trop longtemps. Vos indemnités nous conduiraient à la ruine. »

« Je ne vais pas me laisser faire. »

« Vous partirez, vous verrez... »

Sur ces mystérieuses paroles, on lui avait signifié d'un mouvement de doigts qu'il pouvait quitter la pièce.

Quand il regagna son bureau, il constata qu'il n'avait plus ni ordinateur, ni téléphone, ni dossier. Même ses objets personnels avaient disparu. Il n'y avait sur table de travail qu'une grande enveloppe contenant un plan menant à l'étage 6 et demi, une clé et un avenant à son contrat, précisant : « Votre nouvelle mission pour La Société est de devenir invisible. Nous avons mis en place toutes les conditions nécessaires à la réalisation de cette tâche. Ces recherches nous permettrons de développer de nouvelles techniques de management révolutionnaire. C'est pour cela que vous êtes tenu au secret sous peine de sanctions. »

Depuis ce jour, Henry Nutile avait fait au mieux pour remplir son rôle à la perfection. Il n'avait jamais soufflé mot de sa situation à sa famille. Pour son entourage, sa vie professionnelle était toujours la même avec des difficultés, certes, mais toujours compensées par des moments de convivialité avec des collègues.

Bien sûr, il n'en était rien. Il sentait bien qu'au même étage, d'autres individus avaient été affectés à ce type de poste mais, comme il devait être invisible, il les fuyait comme eux le fuyaient aussi.

Philippe Odevain se glissa comme il put dans le gros tuyau pour pneumatiques. Quand il lâcha le rebord il se sentit partir sans pouvoir contrôler sa dégringolade. Il était sur un grand toboggan. Il s'amusait décidément comme un petit fou. Jusqu'au moment où il entra en collision avec une paroi en béton armé. Il faisait une obscurité terrifiante et il avait bien parcouru une trentaine de mètres sur les fesses. Il tâta le mur à la recherche de la sortie. Mais au bout de quelques minutes d'une infructueuse quête, il dût se l'avouer : il était dans un cul de sac. Le tube à pneumatiques inutilisé avait sans doute été condamné et bouché. Il ne paniqua pas : il lui suffisait de revenir en arrière en grimpant le long de ce grand toboggan. Il se retourna et se mit en marche. Mais à chaque pas, il partait en arrière. Il lui était impossible de remonter la pente.

Alors, il utilisa son arme ultime : sa voix de baryton. Il poussa un hurlement, le plus fort qu'il ait jamais poussé.

Personne ne l'entendit. Malheureusement.

Ce tube était, en effet, un morceau d'un réseau depuis longtemps oublié, bétonné, isolé. Derrière la paroi de béton avait poussé d'autres parois. Et les bruits ne passaient plus. Quant aux seuls individus qui auraient pu percevoir son cri une trentaine de mètres plus hauts, ils étaient bien trop concentrés sur un triste moustachu.

Lucie Ferre se sentait très mal, encadrée par ces deux révolutionnaires d'Eva Kanss et Amélie Berthé. Elles lançaient maintenant des tas d'accusations sur cette cérémonie ridicule. Elles voulaient retourner travailler.

Filipo Lisse avait enfin du boulot ! Et cette fois, il savait qu'il pouvait agir sans consulter son supérieur hiérarchique mystérieusement disparu. Il fallait qu'il maîtrise ses insubordonnées. Il allait fendre la foule, accompagné de deux agents.

Ils s'élancèrent tous les trois dans la masse des salariés. Mais la virulence d'Eva et Amélie semblait avoir gagné le reste des employés. Femmes et hommes tentaient de freiner leur avancée. Certains les bousculaient, d'autres les repoussaient... Puis, soudain, les néons s'éteignirent. Seules une bonne centaine de bougies réparties autour du corps de Bernard Cèlement éclairaient le réfectoire. Il était désormais impossible d'identifier les salariés. Les molosses de la sécurité avançaient au hasard. A la faveur de la pénombre, la masse prenait ses aises et ne se laissait plus faire. Bientôt, Filipo Lisse et ses agents furent totalement immobilisés. Une espèce de ceinture humaine les empêchait de se mouvoir. On leur enroula même des cravates autour de la bouche. Filipo Lisse songea qu'il allait se faire taper sur les doigts par Hervé Yograin pour cette initiative qui paraissait pourtant tout à fait évidente.

Nasser Virlasoupeux était maintenant définitivement noyé dans son bouillon bouillant. Son porte-voix trop sollicité avait rendu l'âme. Il espérait que Filipo Lisse allait lancer une offensive contre les manifestants. Mais il ne voyait plus rien, les cantiniers ayant appliqué ses ordres en éteignant tous les plafonniers. Nasser prit soudain conscience qu'il était seul face à la meute. Avant de boire la dernière tasse, il envoya un ultime SMS de SOS à Adam Longh.

Adam Longh tentait comme il le pouvait de décoller son oreille incrustée dans le grillage. Ou peut-être était-ce l'inverse. Il l'avait si vivement appuyé sur le quadrillage métallique pour arriver à saisir les propos remontant dans la bouche d'aération que la chair s'était emprisonnée dans les fils. Il ne pouvait pas appeler du secours : un Président fraîchement nommé, à quatre pattes, l'oreille accrochée à une grille, cela n'était pas concevable. Il était bel et bien coincé.

Henry finit par s'écrouler sur la moquette miteuse et mitée secoué de sanglots. En se remémorant ces pauvres dernières années, il avait pris conscience que l'obéissance l'avait desservie. Qu'il était temps de parler. Mais il avait tellement honte de sa faiblesse. Il hoqueta encore un peu. Attendant l'ultime instant pour déballer son affreuse histoire de soumission et d'humiliation.

Mais quand il se lança, il ne s'arrêta plus. Il raconta tout.

On devait s'y attendre : Hervé Yograin éclata de rire. Un rire diabolique. Il trouvait cette histoire exceptionnelle. C'était sans doute Bernard Cèlement qui avait imaginé cette stratégie pour enterrer les employés indésirables et les pousser à partir sans indemnités. Décidément, cet homme était un génie. Quel dommage qu'il soit mort.

Cindy et Hector, en revanche, furent bouleversés par cette aventure. Quel esprit profondément pervers avait-il pu imaginer pareil stratagème. Cindy n'attendit pas. Elle savait qu'elle pouvait aider Henry Nutile. Elle demanda à Hector de s'approcher. Ils étaient si émus qu'ils en oublièrent Yograin. Ils entourèrent Nutile. Cindy le prit dans ses bras et lui souffla un secret à l'oreille. Puis le moustachu se tourna vers Hector. Son regard se posa sur les épaules du clochard. Et il compta avec un grand sérieux une centaine de pellicules blanches.

Il régnait dans le bureau sordide un grand silence.

Hervé Yograin avait fuit. Profitant de la concentration de ses geôliers.

Henry Nutile respirait enfin. Pour la première fois depuis des années, il se sentait libre.

Cindy jubilait. Elle avait une preuve vivante de l'efficacité de sa méditation transcendantale interurbaine.

Quant à Hector, il était très content d'avoir retrouvé un bon copain.

Le trio devait maintenant s'atteler à une nouvelle tâche : ouvrir toutes les portes bordant le couloir de l'étage 6 et demi pour vérifier qu'ils étaient vides ou éventuellement libérer les pauvres salariés opprimés.

La foule des salariés va-t-elle avoir le dessus sur les molosses de la sécurité ?

Philippe Odevain réussira-t-il à sortir de son tuyau ?

Combien de salariés réduits au silence compte l'étage 6 et demi ?

Adam Longh décollera-t-il son oreille de la grille d'aération ?

Vous le saurez en lisant le prochain épisode du Roman-feuilleton du lundi.

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