lundi 25 janvier 2010

Chapitre 18 : Cindy Manche au soleil, en...fin

Si vous n'avez pas lu les épisodes précédents, découvrez les dans la colonne de droite

Cindy Manche visa avec soin le coffre blindé. Un bruit terrible déchira le silence du bureau de Philippe Odevain. Quand ils furent remis du choc, Cindy, Hector et Henry découvrirent que la balle avait fait exploser la porte. Le contenu du coffre était maintenant à leur portée.

Cindy s'avança la première. Elle souffla pour disperser la fumée qui voletait autour de la porte blindée brinquebalante. Quand le nuage s'évapora, elle découvrit des centaines d'enveloppes parfaitement empilées. Elle en attrapa une. Celle-ci était barrée d'un « Pour Philippe Odevain », comme toutes les autres d'ailleurs. Elle ignorait qui était cet individu. Elle l'avait peut-être déjà croisé mais elle était incapable de mettre un visage sur ce nom. Encore une mystérieuse grosse huile. Compte tenu de la situation et de la décoration de son bureau, elle songea que c'était sans doute un espion à la solde de la direction. Une espèce de conseiller obscur siégeant à cet étage 6 et demi par souci de discrétion. Etrangement l'image de l'individu terrassé par Hervé Yograin lui traversa l'esprit. Mais elle effaça cette vision en secouant la tête. Peu importait à qui appartenaient ces enveloppes, elles étaient maintenant à elle. Elle décacheta celle qu'elle tenait entre les mains et ce qu'elle trouva à l'intérieur la remplit de bonheur.

Les flammes mangeaient doucement la nappe en papier sous l'oeil terrifié de Nasser Virlasoupeux qui avait perdu la voix. Les autres salariés ne semblaient pas se rendre compte du désastre qui était en train de se produire trop occupés à crier « Vengeance ! » pour encourager les comptables surexcités à trucider les membres du conseil d'administration. Il apercevait aussi plus loin, Adam Longh terrassé, la tête écrabouillée sur sa grille et saignant abondamment. A ses côtés, Lucie Ferre jubilait. Elle avait mis à terre le nouveau Président devant la foule en délire. Ses voisins l'acclamaient. Elle se sentait bien. Elle commençait à penser qu'elle était douée pour le crime. Il y avait eu l'assassinat discret de son époux.

Et puis, il y avait eu Armand Bitieux. Une vraie réussite, lui.

Elle se remémora l'événement. Et son acte parfait mais non prémédité. Quand elle avait entendu son amant convoquer Cindy Manche au 2e sous-sol, son coeur n'avait fait qu'un tour ! Cette petite secrétaire au postérieur écrasant de présence allait prendre sa place sur le capot de la Jeep Cherokee. Elle ne supportait pas l'idée de se faire ainsi abandonner. Il était hors de question que Bitieux la remplace aussi facilement. Connaissant bien ses petites habitudes, elle le laissa descendre au parking. Attendit une poignée de minutes puis, à son tour, emprunta l'ascenseur. Elle se glissa silencieusement entre les voitures et rejoignit Armand Bitieux déjà prêt à l'action. Il attendait sa nouvelle victime en slip kangourou blanc appuyé d'un air nonchalant sur le capot. Toujours sans un bruit, elle sortit de sa poche, un Opinel qu'elle avait toujours sur elle. Une femme seule, doit prendre ses précautions. Elle s'approcha de celui qu'elle avait tant aimé. Glissa discrètement le long du pare-brise et d'un geste vif avant que Bitieux réalise qu'il n'était pas seul, elle passa son bras le long de son cou et tailla un grand sourire dans sa gorge. Elle regretta d'avoir commis son acte par derrière. Alors, elle sauta sur le sol et fit face à Bitieux qui gargouillait étrangement. Sa main droite tentait d'arrêter le flux de sang qui jaillissait de sa glotte. Il cligna des yeux quand il vit Lucie Ferre devant lui. Elle rit puis, sans attendre, elle baissa son slip kangourou et trancha son pénis avec force. Bitieux n'avait déjà plus la force de hurler.

Quand elle remonta le slip sur son bas ventre dévirilisé, il avait déjà quitté ce monde.

Avec un mouchoir, elle ramassa le sexe. Tout en remontant vers l’openspace, elle admirait son trophée. Puis, elle réalisa soudainement, combien il était dangereux de le conserver. Qu’allait-elle en faire ? En un quart de seconde, elle se dit, qu’il était un sacré moyen de mettre en danger l’une de ses collègues. Elle avait l’embarras du choix, elle les détestait toutes ! Elle choisit de s’en prendre à la plus belle, celle qui passait son temps aux toilettes à se repomponner, Eva Kanss –Cindy Manche, elle, aurait, déjà son lot de frayeurs au 2e sous-sol, devant le cadavre de Bitieux. Autant faire d’une pierre deux coups. Elle décida donc de glisser le pénis sanguinolant dans la salade d’Eva Kanss. Ce serait si drôle de voir sa tête de starlette devant le sexe abandonné. Elle en riait d’avance.

Ce souvenir la fit frémir de joie. Alors qu'elle se revoyait dans ce parking, sa victime sans vie et démembrée, Adam Longh épuisé, rendait l'âme, le pied de Lucie Ferre victorieuse posé sur son flanc...

Hector et Henry s'approchèrent de Cindy. Elle avait entre les mains des liasses de gros billets. C'était un rêve. Ils se regardèrent avec satisfaction.

« Allez, on empoche tout, fit Cindy. Pour le moment, nous n'en parlons à personne. Pas même à nos collègues déplacardisés. Après tout, cet argent peut certes nous servir à financer la révolution au sein de La Société mais il peut aussi nous permettre de démarrer une nouvelle existence. Une existence paisible, loin des contraintes du travail.

Hector et Henry hochèrent la tête de façon parfaitement synchrone. Cindy avait raison. Elle avait toujours raison. Ils la suivraient n'importe où et feraient tout ce qu'elle dirait. Elle était exceptionnelle. Henry se dit d'ailleurs qu'il était prêt à tout abandonner pour elle. Elle l'avait délivré, sortit de la prison où on l'avait enfermé depuis des années. Sa femme qu'il avait connue très jeune ne s'était jamais rendu compte de l'enfer qu'il vivait cinq jours par semaines. Tandis que Cindy, elle, l'avait sauvé. Elle l'avait poussé à parler, à sortir de sa geôle. Et pour cela -mais aussi pour ce cul qui était sacrément superbe- il l'adorait.

Devant les paquets de billets, Cindy ne se sentit plus la même. Elle eut soudain une folle envie de vacances et de soleil. Elle vit plus loin que sa petite entreprise de méditation transcendantale inter-urbaine. Elle vit... la retraite. Certes, elle n'était pas en âge de la prendre mais elle avait déjà beaucoup donné et il était temps qu'elle lève le pied.

Alain Vanteur venait de recevoir un carton de jeux de fléchettes à l'effigie d'Eva Kanss. C'était des prototypes fabriqués en urgence dans un temps record -du jamais vu- mais ils lui donnaient entière satisfaction. Il se dit qu'il allait tester l'efficacité de son nouveau produit devant le siège de La Société. Car après tout, son idée n'aurait jamais germé sans la chute du Président et la prise de parole de cette sublime employée enfonçant le couteau dans la plaie des patrons. Il voulait voir la réaction des salariés devant sa création. Il mit donc le lot dans sa camionnette barrée du logo de « La farce cachée du monde » et prit la direction du siège de La Société. Il y serait juste avant la sortie des bureaux. Un timing parfait.

Hervé Yograin sentit qu'il suffoquait. Le manque d'oxygène couplé avec l'angoisse de sentir le corps inanimé de Philippe Odevain sous ses fesses lui étreignait l'estomac. Des aigreurs terribles remontèrent le long de son oesophage. Il ne manquait plus que ça... Il surmonta sa terreur et ses douleurs et tenta de remonter le long du toboggan. Mais il glissait et retombait sur Philippe Odevain. Ses rebonds ne provoquant aucune réaction du conseiller obscur, il lui sembla évident qu'il avait rendu l'âme. Puis, dans un ultime geste de survie, il poussa un hurlement, le plus énorme qu'il eut jamais poussé. Sa voix remonta le long du tuyau pneumatique. Mais elle n'arriva nulle part car elle fut couverte par le bruit d'une balle de revolver perforant un coffre-fort.

Les déplacardisés trop concentrés sur leurs pensées enfin libres ne firent pas attention aux bruits étranges et violent qui faisaient vibrer l’étage 6 et demi, ils en avaient vu et entendu bien d'autres. Et pour une fois qu'ils avaient l'occasion de réfléchir sans entraves, ils n'allaient pas se laisser distraire.

Nasser Virlasoupeux vit la flamme devenir un feu. Il tenta de s'échapper mais il était coincé par des salariés qui semblaient totalement aveuglés par la haine et le désir de vengeance. Très vite le feu avala le corps de Bernard Cèlement et commença à attaquer les premiers employés. Des cris fusèrent. Mais ils se perdirent dans les slogans scandés par la foule. Tout se mêlait : la révolution et la terreur, l'incendie et la volonté d'en finir avec le pouvoir en place.

Eva Kanss qui avait les sens toujours en éveil perçut une forte odeur de fumée. Cessant de crier avec ses collègues, elle tendit ses narines vers le plafond. Oui, il y avait bien un problème. Son cerveau ne fit qu'un tour. Plutôt que de déclencher la terreur en criant « au feu », elle allait tenter de se glisser dehors, de sauver sa peau en passant à travers les flammes. Car si elle donnait l'alerte, la masse des employés allait se précipiter vers les issues et elle risquait de rester coincée dans le réfectoire. Elle décida donc de filer à l'anglaise ou plutôt, en ce qui la concernait, à l'argentine.

Cindy regarda les garçons. Ils étaient si mignons et lui avait donné un sacré coup de main. Elle se dit que ce serait sympa de prendre sa retraite avec eux sous les Tropiques.

« Dites, ça vous dirait un petit voyage impromptu au soleil ? Avec cette somme, je crois que nous pourrions tous les trois être à l'abri du besoin. Quelques bons placements et nous n'avons plus à nous soucier de l'avenir... Qu'en dites vous ? », demanda Cindy.

« Nous en disons du bien », rétorquèrent les deux hommes ravis de cette proposition.

« Empochons tout ça puis allons voir les déplacardisés. Je vais leur dire de rentrer chez eux, de raconter leur histoire à leur famille. Et de revenir demain demander réparation à la direction. Hector, es-tu d'accord pour que je leur donne le BlackBerry de Cèlement comme preuve de leur bonne fois ? » Hector acquiesça. Il se voyait déjà sous les cocotiers, sur une plage de sable fin. Ca le changerait de ses poubelles. Il offrait donc avec joie le téléphone pour aider ses congénères à accéder, eux aussi, au bonheur.

Cindy, Hector et Henry, les poches pleines quittèrent donc le bureau et s'avancèrent vers les déplacardisés.

Hervé Yograin tendit le nez. Une forte odeur de brûlé envahissait le conduit. La chaleur monta brutalement de plusieurs degrés. Les parois du conduit étaient brûlantes. Il se mit à suer. Il songea qu'il devait y avoir un incendie dans le bâtiment. Pourquoi les alarmes ne se déclenchaient-elles pas ? Il se souvint alors qu'à la demande de Bernard Cèlement et pour des raisons économiques, il n'avait pas fait faire la révision du système de contrôle des détecteurs. Alors qu'il étouffait et grillait dans son vieux conduit de pneumatique, il entendit la voix grinçante de feu le Président Cèlement : « Un de grillé, dix de retrouvés !!!! »

Eva Kanss arbora son plus beau sourire. « Pardon, pardon. Une envie pressante... » Elle avait décidé de s'échapper par la fenêtre des toilettes du rez-de-chaussée. Devant son charme, tout le monde s'écartait. Quand elle poussa la porte des toilettes, elle entendit nettement plusieurs voix crier « au feu ». Alors, elle poussa le loquet afin d'être bien tranquille pour passer par la fenêtre.

« Mes amis, commença Cindy, je pense qu'il est plus sain que vous rentriez paisiblement chez vous. Avant de passer à l'action, il faut que vous racontiez votre histoire à vos familles. Elles sont votre soutien majeur et vous allez en avoir besoin dans les jours à venir pour mener à bien votre combat et faire valoir vos droits. Je vais confier à l'un de vous le BlackBerry de Bernard Cèlement. C'est une preuve irréfutable de la culpabilité de La Société envers vous. Et vous allez vous en servir. » Elle donna alors au hasard le téléphone à un déplacardisé qui la remercia d'un regard.

Puis, la foule se leva et se dirigea vers la cage d'escaliers. Il était temps de rentrer chez soi.

Cindy, Hector, Henry et la troupe des déplacardisé descendirent en silence les escaliers. C'était sans aucun doute, pour tous, le début d'une nouvelle ère et ils en étaient conscients. Ils étaient si concentrés qu'aucun ne sentit la drôle d'odeur qui envahissait les locaux.

Alors qu'ils atteignaient le 2e étage, Hervé Yograin rendit son dernier soupir, la peau recouverte de cloques.

Quand la troupe arriva au rez-de-chaussée, elle réalisa qu'il se passait quelque chose de grave. Il y avait de la fumée partout. La troupe se hâta vers la sortie, poussa la porte et se retrouva dans la rue, à l'air libre et pur ! Ils coururent au bout de la rue et quand ils se retournèrent, ils virent d'énormes flammes sortir des fenêtres de la tour.

Quelques-uns des prisonniers du réfectoire eurent le temps d'avoir d'ultimes pensées.

Nasser Virlasoupeux songea que c'était dommage pour un cantinier soucieux des cuissons de mourir ainsi rôti.

Lucie Ferre, le pied toujours posé sur le flanc mort d'Adam Longh , songea, qu'aujourd'hui plus que jamais, elle portait bien son nom. Les autres périrent très vite étouffés.

Eva Kanss prit une grande bouffée d'air, une fois dehors. Elle avait sauvé sa peau. Elle se demanda si un jour, elle saurait à qui avait appartenu le sexe sectionné déposé dans sa boîte bento. Elle marchait tranquillement le long du trottoir quand une camionnette freina à son niveau. C'était Alain Vanteur. Il lui avait bien semblé reconnaître, de loin, la diva des salariés qui avait inspiré son jeu de fléchettes. Il l'interpella depuis la fenêtre : « Mademoiselle, mademoiselle, j'ai quelque chose à vous montrer ». Eva Kanss en avait tellement vu, qu'elle n'imagina pas une seconde que cet homme en camionnette pu être un pervers. Elle eut raison de lui faire confiance. Car quand Vanteur déballa son paquet devant elle et qu'elle vit son visage empaqueté avec des lots de fléchettes, elle fut flattée. Ce n'était pas très gentil de l'avoir choisie comme cible mais elle adorait l'idée d'avoir inspiré un homme. Elle su immédiatement que cet homme était celui de sa vie. Alors, elle accepta de monter dans sa camionnette. « Pas la peine d'aller devant la tour de La Société, elle est en cendres. En revanche, vous pouvez m'inviter à dîner. Et peut-être qu'en me voyant en vrai vous aurez d'autres idées de jeux. » Alain Vanteur était heureux : Eva Kanss était belle. Il avait enfin trouvé sa muse, celle qui allait lui donner le courage de sauver « La farce caché du monde », sa petite entreprise.

Cindy et ses amis prirent le temps de regarder La Société s'effondrer, partir en fumée, disparaître. Une fois la tour envolée dans le ciel noir, ils se séparèrent. Les placardisés repartirent vers leurs gares. Cindy, Hector et Henry hélèrent un taxi. Ils avaient maintenant les moyens de se payer une voiture pour circuler sans être écrabouillés par la foule des travailleurs.

« A l'aéroport », fit Cindy au chauffeur. Elle était agréablement prise en sandwich par ses deux chevaliers servants. Elle était bien.

Ils s'endormirent du sommeil des justes et se réveillèrent devant l'énorme paquebot qu'était l'aéroport. Ils descendirent et filèrent vers les panneaux affichant les destinations des vols au départ. Ils avaient l'embarras du choix.

« On opte pour un paradis fiscal ? », firent Hector et Henry en choeur.

« On opte pour un paradis tout court », fit Cindy en tâtant dans sa poche les liasses de billets et le sexe maintenant desséché qu'elle garderait éternellement en souvenir de cette journée de libération. Une Cindy Manche qui pensait bien passer tous les prochains jours de sa vie au soleil. Espérant par dessus tout que ce serait, enfin, à tout jamais dimanche.

FIN

THE END

lundi 18 janvier 2010

Cindy Manche au soleil - Chapitre 17 : En chute libre

Si vous n'avez pas lu les épisodes précédents, découvrez les dans la colonne de droite

Il est des rituels immuables. Les jours d'hiver, vers 17 h, les employés regardent leur montre. Certains sont soulagés de voir la journée toucher à sa fin. D'autres se disent qu'ils ne boucleront jamais assez vite leurs dossiers pour prendre le train de 18 h 48 ou passer à la boucherie acheter deux steaks... Mais ce jour-là n'avait rien d'un jour normal.

Dans la pénombre de son conduit à pneumatique, le conseiller de l'ombre Philippe Odevain, priait pour la première fois de sa vie. Les mains jointes, il suppliait Dieu de le laisser sortir de ce tunnel. Il avait encore tant de choses à faire. Et il le jurait, à partir de ce jour, finies les magouilles. D'ailleurs dans son bureau secret de l'étage 6 et demi, celui des placardisés, qu'il avait investi pour être sûr de ne jamais être dérangé, de passer inaperçu et d'être à l'abri de tous les esprits curieux - car il n'y a rien de plus malin que de se cacher au milieu des paumés et des ratés -, il avait une très très belle somme en liquide qui lui permettrait de refaire sa vie. Une vie droite. Certes, cet argent venait de diverses sources pas très nettes à qui il avait rendu des services un peu douteux mais, il lui servirait à emprunter le chemin de l'honnêteté. Il le jurait devant Dieu, le ciel et tout le tintoin. Oui, s'il sortait vivant de ce tuyau de malheur, il deviendrait exemplaire.

Hervé Yograin songeait qu'il n'assisterait pas aux obsèques du Président, que s'en était fini de sa carrière. Qu'il pouvait tirer un trait sur une promotion. Coincé dans un couloir cul-de-sac de l'étage 6 et demi, il mettait silencieusement une stratégie au point. Il avait deux options : ressortir tous les vieux dossiers qu'il gardait précieusement et faire chanter la direction pour obtenir un poste de premier rang ou les utiliser pour négocier d'énormes indemnités et filer dans sa maison de campagne se consacrer à sa seule et unique passion pour le reste de sa vie, la pêche...

Cindy Manche, elle, dans le jour qui s'éteignait, était plongée dans le contenu du BlackBerry de feu Bernard Cèlement. Elle faisait défiler des messages tous plus terribles les uns que les autres : réduire de trois degrés sans en avoir l'air la température des radiateurs afin d'économiser 10 % sur la facture énergétique. Omettre de régler le fournisseur Lambda fragilisé par la crise afin de provoquer sa faillite et tirer un trait définitif sur sa facture. Acheter de l'huile de friture frelatée à une entreprise chinoise afin d'alléger les coûts de la cantine. Provoquer la disparition accidentelle de deux salariés aux revenus trop élevés et surtout obtenir par tous les moyens, y compris la force, la cession sans droit de la méthode de management révolutionnaire, la méditation transcendantale interurbaine de Cindy Manche. La liste d'échanges et de notes était très longue. Tous plus cyniques les uns que les autres. Voire totalement criminels.

Elle embrassa à nouveau Hector Boayeau son héros, lui qui avait eu la présence d'esprit de s'emparer du téléphone sur le cadavre.

Elle fit face à la foule des déplacardisés qui n'attendaient qu'un signe d'elle pour aller affronter la hiérarchie, demander réparation, reprendre leur place dans La Société.

« Mes amis, dit elle. Ne nous précipitons pas. Il nous reste une bonne heure pour mettre au point la meilleure stratégie qui soit, celle qui nous permettrait de nous débarrasser des pourris qui dirigent cette entreprise, de remettre la valeur travail au centre du fonctionnement de cette structure et de redonner de l'humanité à La Société. Je propose que vous vous asseyez, ici, dans ce couloir, et que vous réfléchissiez à vos envies. Je veux que vous preniez le temps de la réflexion. Après tout, nous ne sommes pas plus bêtes qu'un Bernard Cèlement. Si cet individu douteux a su diriger une entreprise, nous pouvons avoir, nous aussi, des idées pour avancer. Mais, des idées positives et généreuses. De mon côté, je vais m'isoler dans l'un de ces bureaux avec mes conseillers pour prendre un peu de recul. Je vous rejoins dans 45 minutes afin que nous prenions collectivement des décisions. »

Cindy Manche, suivie d'Hector et Henry, s'éloigna alors lentement dans le couloir. Ils découvrirent une porte encore fermée. Cindy espéra qu'ils n'avaient pas dans leur mouvement de libération oublier un pauvre diable.

La porte était verrouillée et il fallut qu'Hector, encore gêné par son bras douloureux mais qui avait une envie folle d'épater Cindy, la défonce. Il eut du mal. Elle résistait. Henry s'y mit aussi, fier de pouvoir à son tour, montrer qu'il n'était pas une lavette malgré son histoire professionnelle et qu'il avait même des ressources dans les biceps. A deux et au bout de 5 bonnes minutes, ils vinrent à bout de la porte. Et ce qu'ils trouvèrent derrière n'avait rien à voir avec le bureau poussiéreux d'un individu mis au placard.

Au réfectoire, ça chauffait. Les salariés avaient subi un choc énorme quand Eva Kanss avait pris la parole pour annoncer qu'elle avait découvert un pénis dans sa gamelle... Il y avait eu des hurlements de terreurs, des vomissements de dégoûts mais aussi des prises de décisions rapides et violentes. Une bande de comptables avait ainsi filé dans les cuisines et s'était emparé d'une série de couteaux de boucher bien aiguisés. Les comptables avaient ensuite repéré les membres du Conseil d'administration, avaient fendu la foule, en silence, à la manière de Sioux. Puis chacun avait attrapé par derrière un soit disant vieux sage et lui avait posé en travers de la gorge son arme.

« Arg !», firent en choeur les membres du conseil.

« Vos gueules », répondirent d'une seule voix les comptables.

Les salariés, témoins de la scène, crièrent : « Finissez-en, tranchez leur la gorge. Ils sont sans doute derrière cette histoire de sexe tranché. Vengeance, vengeance ! »

Lucie Ferre se sentait très mal. La foule, le bruit, les remords... Ces hommes allaient être massacrés pour un crime qu'ils n'avaient pas commis. Il fallait qu'elle dise la vérité. Elle allait prendre la parole quand elle vit Adam Longh, maintenant une grosse grille sur son oreille, essayer de fuir par une porte, au fond du réfectoire. Cette attitude lamentable, celle d'un homme qui lâche son Conseil d'administration, qui ne pense qu'à sauver sa peau, lui fit prendre conscience, qu'au fond, ce n'était pas plus mal, si ces vieillards payaient, en quelque sorte, pour elle. Ils avaient eu la belle vie, roulaient sans aucun doute sur l'or et n'avaient jamais songé qu'à leur peau. Et puis, pour une fois, elle allait aussi faire entendre sa voix, et pourquoi pas passer pour une héroïne. Elle se lança dans un formidable sprint, poussant avec délicatesse ceux qui se trouvaient sur son chemin, et se jeta sur Adam Longh qui était déjà hors du réfectoire. Sa chute fit un grand « bling ». Entraîné par le corps de Lucie Ferre qui s'écrasa sur lui et emporté sur le côté par la grille toujours fixée à son oreille, il tomba sur la tempe et perdit connaissance.

« Il allait s'échapper », fit Lucie Ferre en se redressant, un peu penaude car elle n'était pas habituée à ce que tous les regards soient posés sur elle. Puis, elle reprit : « Je pense, que lui aussi, encore plus que les autres, doit payer... »

« Bravo, bravo ! », chanta la foule en délire, son enthousiasme boostée par ces événements dignes d'une excellente série télévisée.

Amélie Berthé ne savait pas trop quoi penser de tout cela. Elle se dit que ce chaos était peut-être l'occasion de partir plus tôt. Elle économiserait ainsi une bonne heure de babysitting. Elle se dirigea l'air de rien vers les toilettes de la cantine. Une fois à l'intérieur, et tout simplement, elle ouvrit une petite fenêtre en hauteur. Elle se glissa dehors. Contrairement à ses collègues et parce qu'un jour, on lui avait volé son portefeuille alors qu'elle avait quitté sa place dans l'openspace pour aller à la machine à café, elle avait pris soin de prendre son sac à main et cela malgré les pressions des agents de sécurité qui les avaient fait évacuer sans autre forme de procès. Elle était maintenant dehors. L'air était vif et le ciel rosé. C'était charmant. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas volé une heure à son employeur. Des années, sans doute. Tout en marchant, elle se remémora cette époque, ou jeune stagiaire à La Firme, elle prétextait des maux de tête récurrents pour quitter les lieux plus tôt. C'était une période de légèreté où elle n'avait pas encore conscience du poids de l'existence de l'adulte. En passant le tourniquet de la gare, elle se sentit rajeunir de plus de dix ans et se dit que demain, elle téléphonerait à la DRH pour dire qu'elle était malade.

Cindy, Hector et Henry n'en croyaient pas leurs yeux. Ils étaient dans un luxueux bureau aux meubles en wengé et fauteuils de direction en cuir couleur havane. Tout respirait le calme et le pognon. Ils refermèrent la porte derrière eux. Histoire de pouvoir fouiller l'endroit sans être dérangés. Il y avait un petit bar abritant de gros verres en cristal et de très belles bouteilles de whisky.

« Je crois que c'est l'heure de l'apéro », fit Hector Boayeau en s'approchant des flacons pleins de liquide ambré.

« J'en veux bien un », fit Cindy fascinée par ce lieu mystérieux.

« Moi aussi », ajouta Henry qui prenait décidément de l'assurance.

Les trois compères s'installèrent, verres à la main, sur le confortable canapé disposé dans un coin du bureau.

« Waou, n'est-ce pas? », constata Cindy.

« Tout à fait, Waou », répondirent les garçons en sirotant leur whisky.

Mais ça n'était pas tout ça. C'était la révolution à l'étage 6 et demi et ils ne pouvaient pas, non plus, s'endormir sur leurs lauriers.

Cindy se leva donc laissant ses collègues à leur dégustation et se mit à fouiller soigneusement le lieu. Elle ouvrit les tiroirs. Dans le troisième, elle découvrit un revolver. « Banco ! ». Hector et Henry levèrent les yeux et furent stupéfaits par cette découverte. Vraiment, cet étage 6 te demi réservait d'énormes surprises. Cindy enfouit le revolver dans sa culotte et continua ses recherches. Elle éplucha quelques dossiers assez incompréhensibles. Elle devina qu'ils étaient codés. Elle fit un tas de papiers qu'elle considéra important puis étudia un tableau accroché sur le mur droit du bureau et qu'elle trouvait affreux. Dans ce cadre si raffiné, elle ne comprenait pas que l'on expose une telle croûte. Mais, il était vrai aussi qu'elle n'y connaissait pas grand chose à l'art. Par curiosité, elle passa le bout de ses doigts sur la toile. Elle se demandait qu'elle sensation provoquait la peinture sèche sur la peau. Elle tâta l'oeuvre, comme ça, juste pour voir et.... brutalement, le tableau coulissa et elle découvrit un petit coffre fort.

« Mince alors ! »

Hervé Yograin au bout de son cul de sac, entendait un ronronnement. Il imaginait une foule de salariés en colère qui allait se venger de ses aigreurs sur lui. Mais, il était perdu, il devait se l'avouer: il ne savait plus comment faire pour se sortir de l'étage 6 et demi. Il fallait absolument qu'il rejoigne discrètement son bureau pour récupérer ses dossiers et prendre des décisions en matière de négociations et de chantage. Il finit par se décider à bouger. Tout était mieux que de rester coincé au bout du couloir. Il courba le dos et avança le plus silencieusement possible. Et c'est alors qu'il le vit : le trou. Un orifice suffisamment grand pour le laisser passer. Il ne risquait pas grand chose. Ce trou devait donner sur un tuyau d'aération quelconque. Il allait entrer là-dedans et avancer dans les conduits jusqu'à une bouche d'évacuation. Il était sauvé.

Il fit d'abord passer ses jambes puis glissa tout le reste de son corps. Il fut alors entraîné dans une chute qui ne semblait pas vouloir finir. C'était un immense toboggan et en le descendant à vive allure, il se revit, petit enfant, au square de son quartier. Au milieu du bac à sable, il y avait une grande structure en métal, un toboggan qui lui semblait gigantesque. Il adorait l'emprunter : son coeur virevoltait et tressautait et son ventre était tout retourné. Il se souvint combien ces sensations étaient délicieuses. Il dégringola avec joie jusqu'à son atterrissage.

Un atterrissage douloureux qui effaça en un instant toutes ses visions joyeuses. Un atterrissage qui provoqua un hurlement de douleur. Hervé Yograin venait de se poser violemment sur la tête de Philippe Odevain. Et ce dernier, sous le choc, avait perdu connaissance. Hervé Yograin passa ses mains sous son postérieur et sentit une chevelure touffue. A tâtons, noyé dans le noir complet, il allongea ses bras pour toucher le visage qui se trouvait sous les cheveux. Des traits anguleux, une petite barbe rêche, un nez un peu large. Il en était sûr, il venait d'assommer, peut-être même de tuer Philippe Odevain. Il essaya de vérifier l'état du conseiller obscur en malaxant son cou. Mais il ne sentait aucune palpitation. Soudain, il prit conscience que ces ténèbres étaient peut-être définitives. Et que son ultime moment de bonheur aurait été le souvenir d'une grande dégringolade sur un toboggan.

« Il y a un coffre caché dans le mur ». Cindy bougeait dans tous les sens le gros bouton qui était sensé ouvrir le coffre. « Il doit y avoir un code ». Hector et Henry s'approchèrent. Il ne serait pas évident de forcer ce truc. C'était un coffre à l'ancienne, en bon métal blindé. Cindy se frotta le visage. Il fallait qu'ils ouvrent ce truc. C'était certain, derrière se trouvait leur avenir, leur liberté, en tout cas, quelque chose qui allait changer le cours de leur existence. Elle essaya encore et encore de débloquer la porte à l'aide du gros bouton central. Elle avait eu la chance, en tâtant innocemment le tableau, de déclencher le mécanisme secret faisant coulisser la toile. Elle croyait en sa chance. Cette journée était la preuve qu'elle pouvait tout : elle avait échappé à la mort, délivré de pauvres placardisés et déclenché un putch. Oui, il n'y avait aucune raison que ce coffre ne s'ouvre pas pour elle. C'est alors qu'elle eut une idée géniale : elle sortit de sa culotte le beau révolver brillant. D'une seule balle, elle allait bousiller le coffre et découvrir ce qu'il cachait.

Nasser Virlasoupeux était maintenant totalement terrorisé. Il avait beau envoyer des SOS via son talky walky, plus personne ne répondait. Il voyait de très loin Adam Longh couché sur le sol, sans doute inanimé, la tête ensanglanté sur sa grille. Il aurait voulu aller le secourir mais il sentit que ce n'était pas le moment. Alors, il se mit à crier avec les autres « Vengance, vengeance ! » Si fort que très vite, il sentit sa gorge rendre l'âme. Il avait toujours eu les cordes vocales sensibles. Malgré des visites répétées chez l'ORL, personne n'avait jamais su expliquer cette faiblesse. Il prenait soin de toujours parler bas pour ménager son organe. Mais là pour sauver sa peau, il cala l'intensité de sa voix sur celle de la foule. Il hurla jusqu'à ne plus pouvoir sortir aucun son.

Dommage, car quand il vit les flammes de l'une des bougies mettre le feu à une nappe en papier oubliée sur une table, il ne put prévenir personne.


Philippe Odevain est-il vraiment mort écrasé par Hervé Yograin ?

Que contient le mystérieux coffre ?

Les déplacardisés vont-il prendre le pouvoir ?

Cindy va-t-elle réussir à utiliser le revolver sans se blesser ?

Le feu va-t-il ravager le réfectoire ?

Vous le saurez en lisant le prochain épisode du Roman-feuilleton du lundi.

lundi 11 janvier 2010

Roman Cindy Manche au soleil - chapitre 16 : La foire au réfectoire

Si vous n'avez pas lu les épisodes précédents, découvrez les dans la colonne de droite

Les vieux sages du Conseil d'administration, toujours perchés dans leur salle de réunion au 13e étage, regardèrent leur montre d'un seul geste. Ils poussèrent en choeur un cri d'horreur : « Nous sommes en retard pour la cérémonie funéraire ». Alors d'un bond, encore gaillards, les vieillards se levèrent et avancèrent en cortège vers la porte. Dans le couloir, d'un pas élégamment chorégraphié, ils marchèrent vers les ascenseurs. Ce fut le plus ridé qui appuya sur le bouton. Tandis qu'ils attendaient, ils entendirent des cris étouffés venant du bureau présidentiel. Ils tendirent leurs oreilles fatiguées. Et ils en déduisirent qu'il y avait bien un problème derrière cette porte. Aucun doute là-dessus : ces gémissements traduisaient bien la douleur. Leurs coeurs qui en avaient pourtant vu d'autres se mirent à battre à toute vitesse.

« Ah non ! Dit l'un deux, on ne va pas perdre un deuxième président », résumant ainsi la pensée de tous ses acolytes.

Le Conseil d'administration au grand complet se dirigea donc vers le bureau présidentiel malgré l'ascenseur qui venait d'ouvrir ses portes à l'étage.

Ils frappèrent mais n'eurent comme réponse qu'un crissement de métal étrange.

Alors, ils ouvrirent la porte.

Dans la pénombre du réfectoire, alors que la foule avait pris le dessus sur le service de sécurité, Lucie Ferre sentit qu'elle allait perdre pied. Cette journée n'en finissait pas. Elle était arrivée très tôt pour boucler des dossiers en retard, espérant aussi secrètement croiser Armand Bitieux et se laisser convaincre de descendre au deuxième sous-sol. Une façon de se donner du coeur à l'ouvrage. Et, elle avait bel et bien croisé Bitieux dans le couloir. Mais au lieu de son clin d'oeil habituel, il lui avait réservé une moue dégoûtée et il avait continué son chemin vers la photocopieuse. Elle avait compris alors que leur histoire était finie. C'était sa façon à lui de mettre un point final à leur aventure. Elle aurait dû s'y attendre mais elle avait voulu croire que quelque chose de spécial les liait. Ce qu'elle avait pu être naïve ! Elle sentit la haine monter. Exactement la même que celle qui bouillonnait en elle le jour où elle avait décidé que son mari n'avait plus sa place dans sa maison. Elle décida donc que Bitieux ne s'en sortirait pas aussi facilement.

Henry Nutile après avoir compté un bon nombre de pellicules se sentait zen. Et surtout, pour la première fois depuis longtemps, il su qu'il était aussi nécessaire.

« Je crois que je ne suis pas seul à cet étage », souffla-t-il à Cindy et Hector émus aux larmes par cette renaissance.

« A l'attaque, hurla Cindy ». Il était temps de libérer les prisonniers des placards de l'étage 6 et demi. Elle partit en courant à l'assaut de toutes les portes suivie par les deux hommes qui, désormais, lui étaient inconditionnellement attachés. En la suivant, tous deux constatèrent qu'en plus de son postérieur, elle avait un charisme épatant.

Elle libéra une bonne trentaine de pauvres diables pâlichons et sentant le renfermé. Tous plissaient des yeux en tentant de se cacher derrière leurs vieux bureaux usés.

« Non, non, laissez-nous tranquilles », murmuraient-ils terrifiés.

Derrière Cindy, Hector et Henry, poussaient les placardisés dans le couloir et tentaient malgré leurs craintes de les regrouper. Ils essayaient d'être rassurants mais rien ne semblait y faire. Certains sanglotaient. D'autres demeuraient mutiques mais tous rechignaient à sortir de leur placard, effrayés à l'idée de ce qui les attendait. Allait-on les virer une bonne fois pour toute ? Avaient-ils commis une erreur lors de leur mission d'invisibilité ? Devaient-ils déménager pour un endroit encore plus reculé, une cave peut-être ? Leurs frayeurs et leurs questionnements étaient tels qu'ils étaient incapables de voir l'aspect positif de cette libération.

Dans son conduit de pneumatiques bouché, Philippe Odevain commença à manquer d'air. Etait-ce l'effet du stress ou l'air se raréfiait-il vraiment ? Pour la première fois dans sa vie Odevain se sentit en danger. Il essaya une fois encore de grimper le long du grand toboggan mais il glissa à nouveau et s'écrasa contre l'issue bétonnée. Il hurla. Encore et encore. Mais sa voix de baryton ne semblait pas sortir du tuyau. Elle, comme lui, étaient coincés là.

Adam Long, lui aussi, poussa un hurlement quand il vit le Conseil d'administration au grand complet franchir le seuil de son bureau. Les vieux sages restèrent bouche bée devant la scène : leur nouveau Président était à quatre pattes devant une bouche d'aération, l'oreille incrustée dans la grille.

« Nous ne poserons aucune question, déclara sentencieusement le plus vieux des vieux. Ceci dit, je tiens à dire avant de vous venir en aide que nous avons aujourd'hui la preuve que le cigare ne ment pas. Vous vous êtes raclé la gorge lors de la cérémonie d'intronisation mais nous n'avons pas voulu accorder d'importance à ce signe. Et pourtant, il signifiait que vous n'étiez pas à la hauteur de votre fonction. Nous étions dans l'urgence, ce qui n'est jamais bon, et nous avons maintenant la preuve que vous n'aviez pas la carrure pour régner. Si vous vous voyiez, vous auriez la nausée. »

Sur ces mots, le Conseil agit en silence. L'un de ses membres sortit de sa poche une mini-trousse contenant par miracle un tourne vis. Il s'approcha de Longh, s'agenouilla et se mit à dévisser les vis retenant la grille sur le mur.

Une fois qu'Hector et Henry eurent réussi à convaincre la trentaine d'individus déplacardisée de se regrouper dans le couloir, Cindy prit la parole. Elle savait d'instinct qu'il fallait user de douceur avec ces pauvres gens qui avaient déjà subi trop d'affronts.

« Ne craignez rien, fit-elle. Et ses mots sonnèrent comme une caresse apaisante. Nous ne vous voulons pas de mal. Au contraire, nous venons de découvrir votre existence et ce que vous avez enduré pour certains depuis des années. Avant de prendre toute décision : retourner dans vos placards et continuer à accepter votre triste existence ou décider de sortir de l'ombre et de demander réparation à la direction, je vous propose un petit exercice. Vous avez tous vécu dans des environnements très secs, vos cuirs chevelus ont été agressés par la climatisation et l'absence d'aération naturelle, vous souffrez donc tous de dessèchement du cuir. Et vous allez voir que ce petit bobo peut devenir un atout. Regardez les épaules de votre voisin. Soyez en confiance, vous allez très vite ressentir les bienfaits de cette technique. Regardez ses épaules, vous voyez les pellicules ? Sans vous presser, comptez les. Que chacun offre ses épaules à son voisin, faites une chaîne de numération, laissez-vous aller à la méditation transcendentale interurbaine...

Tandis que l'un des membres du Conseil d'administration dévissait avec soin la grille, Adam Longh malgré l'humiliation continuait à tendre l'oreille. Il cernait de mieux en mieux les propos qui montaient vers lui. Il y était question de méditation. Ca y est, il comprenait tout : quelque part, dans l'un des étages vides, la sale petite assistante mettait en place sa stratégie de management révolutionnaire. Elle était sans doute en train de monter ses propres troupes. Peut-être comptait-elle prendre le pouvoir. Alors, malgré sa position très gênante, il tenta de convaincre le Conseil qu'il venait de découvrir qu'un complot était en train de se monter sans doute pour mettre à mal l'ordre établi de La Société.

Mais le Conseil en avait assez de ces sornettes. Il songeait surtout à l'heure qui tournait et au fait que le corps de Bernard Cèlement poireautait depuis un sacré bout de temps au réfectoire.

Sur un ton péremptoire, un autre des membres déclara donc : « Le complot attendra bien. En revanche, feu le Président Cèlement est en train de se décomposer à la cantine. C'est que La Société, même si elle compte bon nombre d'experts dans de nombreux domaines, n'a pas encore embauché d'embaumeurs, c'est donc avec les moyens du bord que le corps a été arrangé et il ne faut plus traîner. Sinon sa famille risque de récupérer un paquet d'asticots et plus une dépouille de Président. »

On entendit alors un « ouf » de satisfaction. Le membre bricoleur avait enfin détaché la grille du mur. Mais si elle n'était plus fixée à la paroi, elle l'était toujours à l'oreille de Longh qui la retenait d'une main.

« Je fais quoi maintenant ? », demanda Longh penaud.

« Rien de plus, répondit le Conseil en choeur. Vous nous suivez à la cantine et vous ne faites plus de vagues. »

Le cortège rejoignit donc le couloir, appela l'ascenseur qui les conduisit au réfectoire.

Dans son usine, Alain Vanteur venait de valider un prototype de jeux de fléchettes à l'effigie d'Eva Kanss et il allait passer commande à son fabricant chinois pour un lot d'un millier de pièces. Il savait qu'il tenait là de quoi sauver la « Farce cachée du monde », sa petite entreprise de farces et attrapes.

La numération fit assez rapidement son effet. Cindy sentit les ondes positives se répandre dans la foule des salariés oubliés. Elle était très fière d'elle. Certes cette journée avait été fort mouvementée mais elle avait tout de même permis de mettre à plusieurs reprises ses théories en pratique. Et, toujours avec des résultats positifs.

Peu à peu les déplacardisés relevèrent les yeux et se sourirent. Ils revivaient. Et quand chacun eut fini de compter, ils se tournèrent tous vers Cindy et l'applaudirent.

« Etes-vous prêts à vous battre pour vos droits ? », les exhorta Cindy.

« Oui », répondirent-ils d'une seule voix.

« Il est donc temps de prendre le pouvoir. Aujourd'hui, vous l'ignorez sans doute, de nombreux événements dramatiques ont eu lieu dans La Société. Des événements qui mettent en lumière des pratiques très douteuses liées à l'argent et à des ambitions personnelles. Vous avez été emprisonnés au nom des bénéfices. Cet homme a été écarté de la vie professionnelle et de la vie tout court sous prétexte de restriction budgétaire. J'ai moi-même été menacée de mort par un Président qui souhaitait me voler mon invention et ainsi économiser sur les investissements. Il faut maintenant que la vérité sur ce management de la terreur explose au grand jour », scandait Cindy.

« Mais c'est leur parole contre la vôtre, déclara un petit monsieur dégarni. Vous n'avez pas de preuve concrète, uniquement vos mots, vos souvenirs, votre histoire. Et ils auront une fois de plus le dessus... »

Cela cloua le bec à Cindy qui, il est vrai, commençait à prendre un peu trop confiance en elle.

Hector Boayeau sentit monter la déception le long de son oesophage. Pour ne pas laisser voir qu'il était déstabilisé, il mit ses mains dans ses poches. Et, c'est là qu'il sentit le petit appareil, le BlackBerry qu'il avait subtilisé sur le cadavre aplati du Président.

Il s'approcha, très fier de Cindy et lui susurra à l'oreille : « Je pense que j'ai des preuves ».

Il exhiba devant son nez le téléphone ultra-perfectionné : « Il appartient à Bernard Cèlement. Je l'ai pris dans sa poche alors qu'il venait d'atterrir en bas de la tour. »

Cindy embrassa Hector sur la bouche. Un long baiser qui fit glousser l'assemblée. Puis, elle fit dérouler la liste des messages enregistrés dans la machine.

« N'ayons plus de crainte. J'ai entre les mains, grâce à Hector de quoi faire dégringoler plusieurs têtes mais aussi les cours de la bourse... »

Quand le Conseil débarqua au réfectoire, c'était la révolution. Dans la pénombre les salariés scandaient des cris de révolte.

« Libérez-nous ! »,

« Cèlement au cimetière pas à la cantine. »

« Faites la bouffe pas la morgue ».

Bref c'était la foire au réfectoire.

Au milieu du chaos, Eva Kanss resplendissait. Il y avait enfin de l'action dans cette fichue Société. Il faut dire que la journée avait démarré sur les chapeaux de roues avec ce pénis dans sa salade de graines germées. Mais dans quel état était-il après une journée ? Et surtout à qui appartenait-il ? Elle n'avait pas de réponse. Elle songea que l'heure était peut-être venue de poser la question haut et fort.

Profitant d’un éphémère silence, elle hurla à travers la salle ; « Et en plus, dans cette boîte, il n'y a pas que les têtes qui tombent, il y a aussi les pénis. J'en ai trouvé un dans ma bento box ce matin. Quelqu'un peut peut-être m'aider à découvrir à qui il appartient ? »

A ces mots, la foule hoqueta de dégoût et de rage. Seule Lucie Ferre rougit. Mais personne ne s'en rendit compte à cause de l'obscurité.

Le Conseil d'administration n'en revenait pas. En à peine une journée, une Société parfaitement gérée où régnaient l'ordre et le silence était en train de se transformer en grand n'importe quoi. Les membres regardèrent interrogateur Adam Longh. Mais celui-ci était perdu dans ses pensées. Comment en était-on arrivé là ? La journée avait pourtant bien commencé avec l'assassinat discret et parfait de Bernard Cèlement puis, il y avait eu le message d'alerte concernant l'assistante fouineuse. Et c'était peut-être à partir de là que tout avait déraillé. Il n'avait pas eu le temps de s'occuper de ce dossier pour cause de rapide convocation au 13e étage. Et c'était sans doute une erreur. Il n'avait jamais laissé traîner les affaires et c'était en partie ce qui expliquait son ascension. « Rapidité-efficacité », telle avait toujours été sa devise. Il n'en avait pas tenu compte, grisé par le succès. Et maintenant, il se trouvait dans un réfectoire obscur, entourée de salariés prêts à tout, un Conseil d'administration déçu sur le dos et surtout, une grille d'aération accrochée à l'oreille.

Hervé Yograin n'avait pas réussi à quitter l'étage 6 et demi. La porte ne s'ouvrait plus. Bloquée ou trop vieille, gonflée par l'humidité. Il entendait Cindy suivie de la foule des déplacardisés marcher vers lui. Il n'y avait pas d'autres issues à proximité. Il était coincé.

Dans quel état est le pénis sectionné dans la poche de Cindy Manche ?

Philippe Odevain est-il mort dans le conduit bouché ?

Adam Longh va-t-il enfin se débarrasser de la grille accrochée à son oreille ?

Quels sont les mystérieux messages contenus dans le BlackBerry de feu Bernard Cèlement ?

Hervé Yograin va-t-il arriver à se cacher avant l'arrivée de Cindy et des déplacardisés ?

Vous le saurez en lisant le prochain épisode du Roman Feuilleton du lundi.

lundi 4 janvier 2010

Roman Cindy Manche au soleil - chapitre 15 : Evolutions et révolution

Si vous n'avez pas lu les épisodes précédents, découvrez les dans la colonne de droite

Adam Longh tentait de comprendre ce que disaient les voix à travers le conduit d'aération. Il appuya si fort sur la grille que le quadrillage métallique s'imprima sur son oreille. Malgré tous ses efforts, il n'entendait qu'un vague brouhaha. Des hurlements d'homme et une voix de femme qui lui disaient quelque chose. Il n'arrivait cependant pas à se concentrer car son BlackBerry sonnait sans cesse. Il jeta un coup d'oeil sur l'écran et vit que le numéro de Nasser Virlasoupeux s'affichait au moins une dizaine de fois. Les funérailles devaient débuter. Il n'arrivait pourtant pas à se décider à partir. Il y avait des gens inconnus dans les étages alors que l'ensemble des employés était censé être rassemblé dans le réfectoire. Son règne débutait mal. Il n'avait que des soucis. Il aurait dû ressentir un immense bonheur mais il avait un mauvais pressentiment.

Ira ? Ira pas ? Philippe Odevain scrutait le fond du tuyau pneumatique. Il n'arrivait pas vraiment à se décider. Il y avait là un moyen efficace de fuir l'étage 6 et demi et ces maudits sectionneurs de sexes. Mais en même temps, il n'était pas sûr que sa chute soit tout à fait sécurisée. Il décida de faire un petit test très simple : balancer dans le trou un objet et écouter le bruit de sa dégringolade puis de son atterrissage. Il jaugerait ainsi la dangerosité de la chute. Il fouilla ses poches mais ne trouva rien de jetable. Encore irrités par le gaz lacrymogène ses yeux lui jouaient des tours : flous artistiques, ombres et lumières, il avait du mal à cerner son environnement. A tâtons, il chercha une chose à bazarder mais rien ! Tant pis, il n'y avait plus de temps à perdre, il décida qu'il sauterait les yeux fermés.

Nasser Virlasoupeux trépignait. Entre la rébellion naissante et l'absence d'officiels, il ne savait plus quoi faire. Il décida de donner l'ordre d'éteindre les lumières et d'allumer les bougies disposées dans le réfectoire et particulièrement autour du corps présidentiel de Bernard Cèlement.

Il hurla dans son porte-voix : « Pour couper court à toutes les réflexions, je vais vous proposer maintenant un pré-recueillement dans la pénombre. Nous allons éteindre les néons, allumer les cierges et chacun pourra plonger en lui-même et réfléchir à ses erreurs. »

« Manquait plus qu'ça ! », ne put s'empêcher de marmonner Eva Kanss. Et, de nouveau, l'effet de l'écho amena ses paroles dans l'oreille gauche de Virlasoupeux.

S'en était trop ! Qui était l'individu femelle qui se permettait de critiquer son organisation.

« Venez, venez me dire ça en face », cria-t-il à s'en arracher la glotte.

Eva Kanss se pinça les lèvres. Au fond, elle ne voulait pas se révolter mais son tempérament argentin, chaud bouillant, reprenait toujours le dessus quand elle avait le sentiment de perdre son temps. C'était sorti tout seul.

Amélie Berthé la fixait avec angoisse. Elle ne voulait pas d'ennuis. Elle voulait juste que ce truc de cérémonie funéraire s'achève vite pour rentrer chez elle à l'heure et relever la babysitter. C'était un stress permanent ces histoires de nounous. Il fallait toujours courir pour être à temps à la maison et permettre à la babysitter de partir vaquer à d'autres occupations bien plus importantes que la garde de ses enfants. A l'idée de ne pas pouvoir prendre son train de 18 h 14, elle eut des sueurs froides. Ces sueurs provoquèrent d'étranges réactions en chaîne. D'abord les gouttes qui coulaient sur son front glissèrent le long de son nez. D'un coup de main, elle les repoussa mais certains résidus entrèrent dans ses narines. La sensation salée que provoquèrent ces micros gouttes la fit éternuer. Cela provoqua l'explosion de ces résidus dont certains microscopiques restes remontèrent vers la boîte crânienne et allèrent titiller un petit bout de cerveau. Cette afflux d'humidité dans sa tête modifia dans une moindre mesure les commandes comportementales. Et, au lieu, de baisser les yeux et d'attendre que ça passe, comme souvent elle le faisait, Amélie Berthé, se dit que s'en était trop, qu'elle en avait assez de courir après le temps, d'obéir aux ordres de chefs de services égoïstes et d'enrichir d'invisibles actionnaires. Elle avait mal aux jambes. Elle voulait s'asseoir. Et, elle n'avait pas envie de se fatiguer pour un Président mort, qu'elle n'avait croisé qu'en photo dans une lettre interne.

« C'est vrai, il y en a assez. Nous attendons depuis des heures. Nous avons des dizaines de dossiers à boucler en urgence et des impératifs à l'extérieur. » Ces mots étaient sortis de sa bouche sans qu'elle ne les contrôle. Ils avaient roulé de son cerveau trop humide jusque sur sa langue et entre ses lèvres. Et maintenant, c'était dit.

Eva Kanss se sentant soutenue poussa un cri de joie. Il était temps de s'affranchir.

Nasser Virlasoupeux était complètement dépassé. Il avait la tête comme une marmite de potage bouillant.

Sous les assauts de Hervé Yograin, Henry Nutile se mit à pleurer. Il ne savait absolument pas comment réagir. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas pris de décision. Il était incapable d'agir. Fallait-il qu'il dise comment il était arrivé ici malgré les ordres qu'il avait reçus ? Est-ce que cela changerait quelque chose à son quotidien s'il racontait tout ? Que devait-il craindre ? Etait-ce dangereux de parler aujourd'hui après tant d'années de soumission et d'isolement ? Son enfer pouvait-il être plus infernal ? Il scruta Hector Boayeau. Lui n'était pas resté. Lui était à la rue, sans travail, sans maison, sans personne. Mais il était là et il ne semblait avoir peur de rien. Alors que lui, était incapable d'agir. Il ne disait plus rien. A personne. Chaque matin, il empruntait l'escalier de service, cet escalier caché à l'arrière de la tour et qui ne menait à rien d'autres qu'à l'étage 6 et demi. Les portes de chaque étage avaient été murées et les marche s'arrêtaient brutalement au bout de 6 étages et demi. L'entrée n'était pas évidente, il fallait soulever la toile plastifiée qui recouvrait le mur d'apparence aveugle et l'on découvrait une minuscule porte d'un mètre de haut à peine. Il possédait une clé qu'il devait faire tourner dans la serrure minuscule. Avec le temps, la clé grippait toujours un peu plus. Mais il s'efforçait d'ouvrir le plus silencieusement possible. Il devait être invisible. C'était sa nouvelle mission, celle qu'on lui avait confiée lors d'un entretien avec le staff de la DRH dans le cadre d'un dégraissage sauvage.

Cet entretien restait gravé dans sa mémoire. La fin d'une époque. Il avait été convoqué par mail et par surprise, un matin d'hiver. Il s'était assis dans une salle de réunion, entouré de gens qu'il ne connaissait pas.

Ils lui avaient dit: « Acceptez-vous de démissionner ? »

Il avait répondu :« Pourquoi ? »

« Parce que votre service va disparaître dans le cadre d'un resserrement des coûts nécessaires à la sauvegarde de nos bénéfices. »

« Je ne veux pas partir. Il faut que vous me licenciez. »

« C'est impossible. Vous êtes là depuis trop longtemps. Vos indemnités nous conduiraient à la ruine. »

« Je ne vais pas me laisser faire. »

« Vous partirez, vous verrez... »

Sur ces mystérieuses paroles, on lui avait signifié d'un mouvement de doigts qu'il pouvait quitter la pièce.

Quand il regagna son bureau, il constata qu'il n'avait plus ni ordinateur, ni téléphone, ni dossier. Même ses objets personnels avaient disparu. Il n'y avait sur table de travail qu'une grande enveloppe contenant un plan menant à l'étage 6 et demi, une clé et un avenant à son contrat, précisant : « Votre nouvelle mission pour La Société est de devenir invisible. Nous avons mis en place toutes les conditions nécessaires à la réalisation de cette tâche. Ces recherches nous permettrons de développer de nouvelles techniques de management révolutionnaire. C'est pour cela que vous êtes tenu au secret sous peine de sanctions. »

Depuis ce jour, Henry Nutile avait fait au mieux pour remplir son rôle à la perfection. Il n'avait jamais soufflé mot de sa situation à sa famille. Pour son entourage, sa vie professionnelle était toujours la même avec des difficultés, certes, mais toujours compensées par des moments de convivialité avec des collègues.

Bien sûr, il n'en était rien. Il sentait bien qu'au même étage, d'autres individus avaient été affectés à ce type de poste mais, comme il devait être invisible, il les fuyait comme eux le fuyaient aussi.

Philippe Odevain se glissa comme il put dans le gros tuyau pour pneumatiques. Quand il lâcha le rebord il se sentit partir sans pouvoir contrôler sa dégringolade. Il était sur un grand toboggan. Il s'amusait décidément comme un petit fou. Jusqu'au moment où il entra en collision avec une paroi en béton armé. Il faisait une obscurité terrifiante et il avait bien parcouru une trentaine de mètres sur les fesses. Il tâta le mur à la recherche de la sortie. Mais au bout de quelques minutes d'une infructueuse quête, il dût se l'avouer : il était dans un cul de sac. Le tube à pneumatiques inutilisé avait sans doute été condamné et bouché. Il ne paniqua pas : il lui suffisait de revenir en arrière en grimpant le long de ce grand toboggan. Il se retourna et se mit en marche. Mais à chaque pas, il partait en arrière. Il lui était impossible de remonter la pente.

Alors, il utilisa son arme ultime : sa voix de baryton. Il poussa un hurlement, le plus fort qu'il ait jamais poussé.

Personne ne l'entendit. Malheureusement.

Ce tube était, en effet, un morceau d'un réseau depuis longtemps oublié, bétonné, isolé. Derrière la paroi de béton avait poussé d'autres parois. Et les bruits ne passaient plus. Quant aux seuls individus qui auraient pu percevoir son cri une trentaine de mètres plus hauts, ils étaient bien trop concentrés sur un triste moustachu.

Lucie Ferre se sentait très mal, encadrée par ces deux révolutionnaires d'Eva Kanss et Amélie Berthé. Elles lançaient maintenant des tas d'accusations sur cette cérémonie ridicule. Elles voulaient retourner travailler.

Filipo Lisse avait enfin du boulot ! Et cette fois, il savait qu'il pouvait agir sans consulter son supérieur hiérarchique mystérieusement disparu. Il fallait qu'il maîtrise ses insubordonnées. Il allait fendre la foule, accompagné de deux agents.

Ils s'élancèrent tous les trois dans la masse des salariés. Mais la virulence d'Eva et Amélie semblait avoir gagné le reste des employés. Femmes et hommes tentaient de freiner leur avancée. Certains les bousculaient, d'autres les repoussaient... Puis, soudain, les néons s'éteignirent. Seules une bonne centaine de bougies réparties autour du corps de Bernard Cèlement éclairaient le réfectoire. Il était désormais impossible d'identifier les salariés. Les molosses de la sécurité avançaient au hasard. A la faveur de la pénombre, la masse prenait ses aises et ne se laissait plus faire. Bientôt, Filipo Lisse et ses agents furent totalement immobilisés. Une espèce de ceinture humaine les empêchait de se mouvoir. On leur enroula même des cravates autour de la bouche. Filipo Lisse songea qu'il allait se faire taper sur les doigts par Hervé Yograin pour cette initiative qui paraissait pourtant tout à fait évidente.

Nasser Virlasoupeux était maintenant définitivement noyé dans son bouillon bouillant. Son porte-voix trop sollicité avait rendu l'âme. Il espérait que Filipo Lisse allait lancer une offensive contre les manifestants. Mais il ne voyait plus rien, les cantiniers ayant appliqué ses ordres en éteignant tous les plafonniers. Nasser prit soudain conscience qu'il était seul face à la meute. Avant de boire la dernière tasse, il envoya un ultime SMS de SOS à Adam Longh.

Adam Longh tentait comme il le pouvait de décoller son oreille incrustée dans le grillage. Ou peut-être était-ce l'inverse. Il l'avait si vivement appuyé sur le quadrillage métallique pour arriver à saisir les propos remontant dans la bouche d'aération que la chair s'était emprisonnée dans les fils. Il ne pouvait pas appeler du secours : un Président fraîchement nommé, à quatre pattes, l'oreille accrochée à une grille, cela n'était pas concevable. Il était bel et bien coincé.

Henry finit par s'écrouler sur la moquette miteuse et mitée secoué de sanglots. En se remémorant ces pauvres dernières années, il avait pris conscience que l'obéissance l'avait desservie. Qu'il était temps de parler. Mais il avait tellement honte de sa faiblesse. Il hoqueta encore un peu. Attendant l'ultime instant pour déballer son affreuse histoire de soumission et d'humiliation.

Mais quand il se lança, il ne s'arrêta plus. Il raconta tout.

On devait s'y attendre : Hervé Yograin éclata de rire. Un rire diabolique. Il trouvait cette histoire exceptionnelle. C'était sans doute Bernard Cèlement qui avait imaginé cette stratégie pour enterrer les employés indésirables et les pousser à partir sans indemnités. Décidément, cet homme était un génie. Quel dommage qu'il soit mort.

Cindy et Hector, en revanche, furent bouleversés par cette aventure. Quel esprit profondément pervers avait-il pu imaginer pareil stratagème. Cindy n'attendit pas. Elle savait qu'elle pouvait aider Henry Nutile. Elle demanda à Hector de s'approcher. Ils étaient si émus qu'ils en oublièrent Yograin. Ils entourèrent Nutile. Cindy le prit dans ses bras et lui souffla un secret à l'oreille. Puis le moustachu se tourna vers Hector. Son regard se posa sur les épaules du clochard. Et il compta avec un grand sérieux une centaine de pellicules blanches.

Il régnait dans le bureau sordide un grand silence.

Hervé Yograin avait fuit. Profitant de la concentration de ses geôliers.

Henry Nutile respirait enfin. Pour la première fois depuis des années, il se sentait libre.

Cindy jubilait. Elle avait une preuve vivante de l'efficacité de sa méditation transcendantale interurbaine.

Quant à Hector, il était très content d'avoir retrouvé un bon copain.

Le trio devait maintenant s'atteler à une nouvelle tâche : ouvrir toutes les portes bordant le couloir de l'étage 6 et demi pour vérifier qu'ils étaient vides ou éventuellement libérer les pauvres salariés opprimés.

La foule des salariés va-t-elle avoir le dessus sur les molosses de la sécurité ?

Philippe Odevain réussira-t-il à sortir de son tuyau ?

Combien de salariés réduits au silence compte l'étage 6 et demi ?

Adam Longh décollera-t-il son oreille de la grille d'aération ?

Vous le saurez en lisant le prochain épisode du Roman-feuilleton du lundi.

 
compteur pour blog