lundi 11 janvier 2010

Roman Cindy Manche au soleil - chapitre 16 : La foire au réfectoire

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Les vieux sages du Conseil d'administration, toujours perchés dans leur salle de réunion au 13e étage, regardèrent leur montre d'un seul geste. Ils poussèrent en choeur un cri d'horreur : « Nous sommes en retard pour la cérémonie funéraire ». Alors d'un bond, encore gaillards, les vieillards se levèrent et avancèrent en cortège vers la porte. Dans le couloir, d'un pas élégamment chorégraphié, ils marchèrent vers les ascenseurs. Ce fut le plus ridé qui appuya sur le bouton. Tandis qu'ils attendaient, ils entendirent des cris étouffés venant du bureau présidentiel. Ils tendirent leurs oreilles fatiguées. Et ils en déduisirent qu'il y avait bien un problème derrière cette porte. Aucun doute là-dessus : ces gémissements traduisaient bien la douleur. Leurs coeurs qui en avaient pourtant vu d'autres se mirent à battre à toute vitesse.

« Ah non ! Dit l'un deux, on ne va pas perdre un deuxième président », résumant ainsi la pensée de tous ses acolytes.

Le Conseil d'administration au grand complet se dirigea donc vers le bureau présidentiel malgré l'ascenseur qui venait d'ouvrir ses portes à l'étage.

Ils frappèrent mais n'eurent comme réponse qu'un crissement de métal étrange.

Alors, ils ouvrirent la porte.

Dans la pénombre du réfectoire, alors que la foule avait pris le dessus sur le service de sécurité, Lucie Ferre sentit qu'elle allait perdre pied. Cette journée n'en finissait pas. Elle était arrivée très tôt pour boucler des dossiers en retard, espérant aussi secrètement croiser Armand Bitieux et se laisser convaincre de descendre au deuxième sous-sol. Une façon de se donner du coeur à l'ouvrage. Et, elle avait bel et bien croisé Bitieux dans le couloir. Mais au lieu de son clin d'oeil habituel, il lui avait réservé une moue dégoûtée et il avait continué son chemin vers la photocopieuse. Elle avait compris alors que leur histoire était finie. C'était sa façon à lui de mettre un point final à leur aventure. Elle aurait dû s'y attendre mais elle avait voulu croire que quelque chose de spécial les liait. Ce qu'elle avait pu être naïve ! Elle sentit la haine monter. Exactement la même que celle qui bouillonnait en elle le jour où elle avait décidé que son mari n'avait plus sa place dans sa maison. Elle décida donc que Bitieux ne s'en sortirait pas aussi facilement.

Henry Nutile après avoir compté un bon nombre de pellicules se sentait zen. Et surtout, pour la première fois depuis longtemps, il su qu'il était aussi nécessaire.

« Je crois que je ne suis pas seul à cet étage », souffla-t-il à Cindy et Hector émus aux larmes par cette renaissance.

« A l'attaque, hurla Cindy ». Il était temps de libérer les prisonniers des placards de l'étage 6 et demi. Elle partit en courant à l'assaut de toutes les portes suivie par les deux hommes qui, désormais, lui étaient inconditionnellement attachés. En la suivant, tous deux constatèrent qu'en plus de son postérieur, elle avait un charisme épatant.

Elle libéra une bonne trentaine de pauvres diables pâlichons et sentant le renfermé. Tous plissaient des yeux en tentant de se cacher derrière leurs vieux bureaux usés.

« Non, non, laissez-nous tranquilles », murmuraient-ils terrifiés.

Derrière Cindy, Hector et Henry, poussaient les placardisés dans le couloir et tentaient malgré leurs craintes de les regrouper. Ils essayaient d'être rassurants mais rien ne semblait y faire. Certains sanglotaient. D'autres demeuraient mutiques mais tous rechignaient à sortir de leur placard, effrayés à l'idée de ce qui les attendait. Allait-on les virer une bonne fois pour toute ? Avaient-ils commis une erreur lors de leur mission d'invisibilité ? Devaient-ils déménager pour un endroit encore plus reculé, une cave peut-être ? Leurs frayeurs et leurs questionnements étaient tels qu'ils étaient incapables de voir l'aspect positif de cette libération.

Dans son conduit de pneumatiques bouché, Philippe Odevain commença à manquer d'air. Etait-ce l'effet du stress ou l'air se raréfiait-il vraiment ? Pour la première fois dans sa vie Odevain se sentit en danger. Il essaya une fois encore de grimper le long du grand toboggan mais il glissa à nouveau et s'écrasa contre l'issue bétonnée. Il hurla. Encore et encore. Mais sa voix de baryton ne semblait pas sortir du tuyau. Elle, comme lui, étaient coincés là.

Adam Long, lui aussi, poussa un hurlement quand il vit le Conseil d'administration au grand complet franchir le seuil de son bureau. Les vieux sages restèrent bouche bée devant la scène : leur nouveau Président était à quatre pattes devant une bouche d'aération, l'oreille incrustée dans la grille.

« Nous ne poserons aucune question, déclara sentencieusement le plus vieux des vieux. Ceci dit, je tiens à dire avant de vous venir en aide que nous avons aujourd'hui la preuve que le cigare ne ment pas. Vous vous êtes raclé la gorge lors de la cérémonie d'intronisation mais nous n'avons pas voulu accorder d'importance à ce signe. Et pourtant, il signifiait que vous n'étiez pas à la hauteur de votre fonction. Nous étions dans l'urgence, ce qui n'est jamais bon, et nous avons maintenant la preuve que vous n'aviez pas la carrure pour régner. Si vous vous voyiez, vous auriez la nausée. »

Sur ces mots, le Conseil agit en silence. L'un de ses membres sortit de sa poche une mini-trousse contenant par miracle un tourne vis. Il s'approcha de Longh, s'agenouilla et se mit à dévisser les vis retenant la grille sur le mur.

Une fois qu'Hector et Henry eurent réussi à convaincre la trentaine d'individus déplacardisée de se regrouper dans le couloir, Cindy prit la parole. Elle savait d'instinct qu'il fallait user de douceur avec ces pauvres gens qui avaient déjà subi trop d'affronts.

« Ne craignez rien, fit-elle. Et ses mots sonnèrent comme une caresse apaisante. Nous ne vous voulons pas de mal. Au contraire, nous venons de découvrir votre existence et ce que vous avez enduré pour certains depuis des années. Avant de prendre toute décision : retourner dans vos placards et continuer à accepter votre triste existence ou décider de sortir de l'ombre et de demander réparation à la direction, je vous propose un petit exercice. Vous avez tous vécu dans des environnements très secs, vos cuirs chevelus ont été agressés par la climatisation et l'absence d'aération naturelle, vous souffrez donc tous de dessèchement du cuir. Et vous allez voir que ce petit bobo peut devenir un atout. Regardez les épaules de votre voisin. Soyez en confiance, vous allez très vite ressentir les bienfaits de cette technique. Regardez ses épaules, vous voyez les pellicules ? Sans vous presser, comptez les. Que chacun offre ses épaules à son voisin, faites une chaîne de numération, laissez-vous aller à la méditation transcendentale interurbaine...

Tandis que l'un des membres du Conseil d'administration dévissait avec soin la grille, Adam Longh malgré l'humiliation continuait à tendre l'oreille. Il cernait de mieux en mieux les propos qui montaient vers lui. Il y était question de méditation. Ca y est, il comprenait tout : quelque part, dans l'un des étages vides, la sale petite assistante mettait en place sa stratégie de management révolutionnaire. Elle était sans doute en train de monter ses propres troupes. Peut-être comptait-elle prendre le pouvoir. Alors, malgré sa position très gênante, il tenta de convaincre le Conseil qu'il venait de découvrir qu'un complot était en train de se monter sans doute pour mettre à mal l'ordre établi de La Société.

Mais le Conseil en avait assez de ces sornettes. Il songeait surtout à l'heure qui tournait et au fait que le corps de Bernard Cèlement poireautait depuis un sacré bout de temps au réfectoire.

Sur un ton péremptoire, un autre des membres déclara donc : « Le complot attendra bien. En revanche, feu le Président Cèlement est en train de se décomposer à la cantine. C'est que La Société, même si elle compte bon nombre d'experts dans de nombreux domaines, n'a pas encore embauché d'embaumeurs, c'est donc avec les moyens du bord que le corps a été arrangé et il ne faut plus traîner. Sinon sa famille risque de récupérer un paquet d'asticots et plus une dépouille de Président. »

On entendit alors un « ouf » de satisfaction. Le membre bricoleur avait enfin détaché la grille du mur. Mais si elle n'était plus fixée à la paroi, elle l'était toujours à l'oreille de Longh qui la retenait d'une main.

« Je fais quoi maintenant ? », demanda Longh penaud.

« Rien de plus, répondit le Conseil en choeur. Vous nous suivez à la cantine et vous ne faites plus de vagues. »

Le cortège rejoignit donc le couloir, appela l'ascenseur qui les conduisit au réfectoire.

Dans son usine, Alain Vanteur venait de valider un prototype de jeux de fléchettes à l'effigie d'Eva Kanss et il allait passer commande à son fabricant chinois pour un lot d'un millier de pièces. Il savait qu'il tenait là de quoi sauver la « Farce cachée du monde », sa petite entreprise de farces et attrapes.

La numération fit assez rapidement son effet. Cindy sentit les ondes positives se répandre dans la foule des salariés oubliés. Elle était très fière d'elle. Certes cette journée avait été fort mouvementée mais elle avait tout de même permis de mettre à plusieurs reprises ses théories en pratique. Et, toujours avec des résultats positifs.

Peu à peu les déplacardisés relevèrent les yeux et se sourirent. Ils revivaient. Et quand chacun eut fini de compter, ils se tournèrent tous vers Cindy et l'applaudirent.

« Etes-vous prêts à vous battre pour vos droits ? », les exhorta Cindy.

« Oui », répondirent-ils d'une seule voix.

« Il est donc temps de prendre le pouvoir. Aujourd'hui, vous l'ignorez sans doute, de nombreux événements dramatiques ont eu lieu dans La Société. Des événements qui mettent en lumière des pratiques très douteuses liées à l'argent et à des ambitions personnelles. Vous avez été emprisonnés au nom des bénéfices. Cet homme a été écarté de la vie professionnelle et de la vie tout court sous prétexte de restriction budgétaire. J'ai moi-même été menacée de mort par un Président qui souhaitait me voler mon invention et ainsi économiser sur les investissements. Il faut maintenant que la vérité sur ce management de la terreur explose au grand jour », scandait Cindy.

« Mais c'est leur parole contre la vôtre, déclara un petit monsieur dégarni. Vous n'avez pas de preuve concrète, uniquement vos mots, vos souvenirs, votre histoire. Et ils auront une fois de plus le dessus... »

Cela cloua le bec à Cindy qui, il est vrai, commençait à prendre un peu trop confiance en elle.

Hector Boayeau sentit monter la déception le long de son oesophage. Pour ne pas laisser voir qu'il était déstabilisé, il mit ses mains dans ses poches. Et, c'est là qu'il sentit le petit appareil, le BlackBerry qu'il avait subtilisé sur le cadavre aplati du Président.

Il s'approcha, très fier de Cindy et lui susurra à l'oreille : « Je pense que j'ai des preuves ».

Il exhiba devant son nez le téléphone ultra-perfectionné : « Il appartient à Bernard Cèlement. Je l'ai pris dans sa poche alors qu'il venait d'atterrir en bas de la tour. »

Cindy embrassa Hector sur la bouche. Un long baiser qui fit glousser l'assemblée. Puis, elle fit dérouler la liste des messages enregistrés dans la machine.

« N'ayons plus de crainte. J'ai entre les mains, grâce à Hector de quoi faire dégringoler plusieurs têtes mais aussi les cours de la bourse... »

Quand le Conseil débarqua au réfectoire, c'était la révolution. Dans la pénombre les salariés scandaient des cris de révolte.

« Libérez-nous ! »,

« Cèlement au cimetière pas à la cantine. »

« Faites la bouffe pas la morgue ».

Bref c'était la foire au réfectoire.

Au milieu du chaos, Eva Kanss resplendissait. Il y avait enfin de l'action dans cette fichue Société. Il faut dire que la journée avait démarré sur les chapeaux de roues avec ce pénis dans sa salade de graines germées. Mais dans quel état était-il après une journée ? Et surtout à qui appartenait-il ? Elle n'avait pas de réponse. Elle songea que l'heure était peut-être venue de poser la question haut et fort.

Profitant d’un éphémère silence, elle hurla à travers la salle ; « Et en plus, dans cette boîte, il n'y a pas que les têtes qui tombent, il y a aussi les pénis. J'en ai trouvé un dans ma bento box ce matin. Quelqu'un peut peut-être m'aider à découvrir à qui il appartient ? »

A ces mots, la foule hoqueta de dégoût et de rage. Seule Lucie Ferre rougit. Mais personne ne s'en rendit compte à cause de l'obscurité.

Le Conseil d'administration n'en revenait pas. En à peine une journée, une Société parfaitement gérée où régnaient l'ordre et le silence était en train de se transformer en grand n'importe quoi. Les membres regardèrent interrogateur Adam Longh. Mais celui-ci était perdu dans ses pensées. Comment en était-on arrivé là ? La journée avait pourtant bien commencé avec l'assassinat discret et parfait de Bernard Cèlement puis, il y avait eu le message d'alerte concernant l'assistante fouineuse. Et c'était peut-être à partir de là que tout avait déraillé. Il n'avait pas eu le temps de s'occuper de ce dossier pour cause de rapide convocation au 13e étage. Et c'était sans doute une erreur. Il n'avait jamais laissé traîner les affaires et c'était en partie ce qui expliquait son ascension. « Rapidité-efficacité », telle avait toujours été sa devise. Il n'en avait pas tenu compte, grisé par le succès. Et maintenant, il se trouvait dans un réfectoire obscur, entourée de salariés prêts à tout, un Conseil d'administration déçu sur le dos et surtout, une grille d'aération accrochée à l'oreille.

Hervé Yograin n'avait pas réussi à quitter l'étage 6 et demi. La porte ne s'ouvrait plus. Bloquée ou trop vieille, gonflée par l'humidité. Il entendait Cindy suivie de la foule des déplacardisés marcher vers lui. Il n'y avait pas d'autres issues à proximité. Il était coincé.

Dans quel état est le pénis sectionné dans la poche de Cindy Manche ?

Philippe Odevain est-il mort dans le conduit bouché ?

Adam Longh va-t-il enfin se débarrasser de la grille accrochée à son oreille ?

Quels sont les mystérieux messages contenus dans le BlackBerry de feu Bernard Cèlement ?

Hervé Yograin va-t-il arriver à se cacher avant l'arrivée de Cindy et des déplacardisés ?

Vous le saurez en lisant le prochain épisode du Roman Feuilleton du lundi.

1 commentaire:

  1. Coucou Vanessa, je n'ai malheureusement pas eu le temps de tout suivre mais j'adore les noms de tes personnages : Cindy a donc plus d'un tour ... dans sa Manche...Adam en dit Longh... A te voir bientôt j'espère...

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