lundi 18 janvier 2010

Cindy Manche au soleil - Chapitre 17 : En chute libre

Si vous n'avez pas lu les épisodes précédents, découvrez les dans la colonne de droite

Il est des rituels immuables. Les jours d'hiver, vers 17 h, les employés regardent leur montre. Certains sont soulagés de voir la journée toucher à sa fin. D'autres se disent qu'ils ne boucleront jamais assez vite leurs dossiers pour prendre le train de 18 h 48 ou passer à la boucherie acheter deux steaks... Mais ce jour-là n'avait rien d'un jour normal.

Dans la pénombre de son conduit à pneumatique, le conseiller de l'ombre Philippe Odevain, priait pour la première fois de sa vie. Les mains jointes, il suppliait Dieu de le laisser sortir de ce tunnel. Il avait encore tant de choses à faire. Et il le jurait, à partir de ce jour, finies les magouilles. D'ailleurs dans son bureau secret de l'étage 6 et demi, celui des placardisés, qu'il avait investi pour être sûr de ne jamais être dérangé, de passer inaperçu et d'être à l'abri de tous les esprits curieux - car il n'y a rien de plus malin que de se cacher au milieu des paumés et des ratés -, il avait une très très belle somme en liquide qui lui permettrait de refaire sa vie. Une vie droite. Certes, cet argent venait de diverses sources pas très nettes à qui il avait rendu des services un peu douteux mais, il lui servirait à emprunter le chemin de l'honnêteté. Il le jurait devant Dieu, le ciel et tout le tintoin. Oui, s'il sortait vivant de ce tuyau de malheur, il deviendrait exemplaire.

Hervé Yograin songeait qu'il n'assisterait pas aux obsèques du Président, que s'en était fini de sa carrière. Qu'il pouvait tirer un trait sur une promotion. Coincé dans un couloir cul-de-sac de l'étage 6 et demi, il mettait silencieusement une stratégie au point. Il avait deux options : ressortir tous les vieux dossiers qu'il gardait précieusement et faire chanter la direction pour obtenir un poste de premier rang ou les utiliser pour négocier d'énormes indemnités et filer dans sa maison de campagne se consacrer à sa seule et unique passion pour le reste de sa vie, la pêche...

Cindy Manche, elle, dans le jour qui s'éteignait, était plongée dans le contenu du BlackBerry de feu Bernard Cèlement. Elle faisait défiler des messages tous plus terribles les uns que les autres : réduire de trois degrés sans en avoir l'air la température des radiateurs afin d'économiser 10 % sur la facture énergétique. Omettre de régler le fournisseur Lambda fragilisé par la crise afin de provoquer sa faillite et tirer un trait définitif sur sa facture. Acheter de l'huile de friture frelatée à une entreprise chinoise afin d'alléger les coûts de la cantine. Provoquer la disparition accidentelle de deux salariés aux revenus trop élevés et surtout obtenir par tous les moyens, y compris la force, la cession sans droit de la méthode de management révolutionnaire, la méditation transcendantale interurbaine de Cindy Manche. La liste d'échanges et de notes était très longue. Tous plus cyniques les uns que les autres. Voire totalement criminels.

Elle embrassa à nouveau Hector Boayeau son héros, lui qui avait eu la présence d'esprit de s'emparer du téléphone sur le cadavre.

Elle fit face à la foule des déplacardisés qui n'attendaient qu'un signe d'elle pour aller affronter la hiérarchie, demander réparation, reprendre leur place dans La Société.

« Mes amis, dit elle. Ne nous précipitons pas. Il nous reste une bonne heure pour mettre au point la meilleure stratégie qui soit, celle qui nous permettrait de nous débarrasser des pourris qui dirigent cette entreprise, de remettre la valeur travail au centre du fonctionnement de cette structure et de redonner de l'humanité à La Société. Je propose que vous vous asseyez, ici, dans ce couloir, et que vous réfléchissiez à vos envies. Je veux que vous preniez le temps de la réflexion. Après tout, nous ne sommes pas plus bêtes qu'un Bernard Cèlement. Si cet individu douteux a su diriger une entreprise, nous pouvons avoir, nous aussi, des idées pour avancer. Mais, des idées positives et généreuses. De mon côté, je vais m'isoler dans l'un de ces bureaux avec mes conseillers pour prendre un peu de recul. Je vous rejoins dans 45 minutes afin que nous prenions collectivement des décisions. »

Cindy Manche, suivie d'Hector et Henry, s'éloigna alors lentement dans le couloir. Ils découvrirent une porte encore fermée. Cindy espéra qu'ils n'avaient pas dans leur mouvement de libération oublier un pauvre diable.

La porte était verrouillée et il fallut qu'Hector, encore gêné par son bras douloureux mais qui avait une envie folle d'épater Cindy, la défonce. Il eut du mal. Elle résistait. Henry s'y mit aussi, fier de pouvoir à son tour, montrer qu'il n'était pas une lavette malgré son histoire professionnelle et qu'il avait même des ressources dans les biceps. A deux et au bout de 5 bonnes minutes, ils vinrent à bout de la porte. Et ce qu'ils trouvèrent derrière n'avait rien à voir avec le bureau poussiéreux d'un individu mis au placard.

Au réfectoire, ça chauffait. Les salariés avaient subi un choc énorme quand Eva Kanss avait pris la parole pour annoncer qu'elle avait découvert un pénis dans sa gamelle... Il y avait eu des hurlements de terreurs, des vomissements de dégoûts mais aussi des prises de décisions rapides et violentes. Une bande de comptables avait ainsi filé dans les cuisines et s'était emparé d'une série de couteaux de boucher bien aiguisés. Les comptables avaient ensuite repéré les membres du Conseil d'administration, avaient fendu la foule, en silence, à la manière de Sioux. Puis chacun avait attrapé par derrière un soit disant vieux sage et lui avait posé en travers de la gorge son arme.

« Arg !», firent en choeur les membres du conseil.

« Vos gueules », répondirent d'une seule voix les comptables.

Les salariés, témoins de la scène, crièrent : « Finissez-en, tranchez leur la gorge. Ils sont sans doute derrière cette histoire de sexe tranché. Vengeance, vengeance ! »

Lucie Ferre se sentait très mal. La foule, le bruit, les remords... Ces hommes allaient être massacrés pour un crime qu'ils n'avaient pas commis. Il fallait qu'elle dise la vérité. Elle allait prendre la parole quand elle vit Adam Longh, maintenant une grosse grille sur son oreille, essayer de fuir par une porte, au fond du réfectoire. Cette attitude lamentable, celle d'un homme qui lâche son Conseil d'administration, qui ne pense qu'à sauver sa peau, lui fit prendre conscience, qu'au fond, ce n'était pas plus mal, si ces vieillards payaient, en quelque sorte, pour elle. Ils avaient eu la belle vie, roulaient sans aucun doute sur l'or et n'avaient jamais songé qu'à leur peau. Et puis, pour une fois, elle allait aussi faire entendre sa voix, et pourquoi pas passer pour une héroïne. Elle se lança dans un formidable sprint, poussant avec délicatesse ceux qui se trouvaient sur son chemin, et se jeta sur Adam Longh qui était déjà hors du réfectoire. Sa chute fit un grand « bling ». Entraîné par le corps de Lucie Ferre qui s'écrasa sur lui et emporté sur le côté par la grille toujours fixée à son oreille, il tomba sur la tempe et perdit connaissance.

« Il allait s'échapper », fit Lucie Ferre en se redressant, un peu penaude car elle n'était pas habituée à ce que tous les regards soient posés sur elle. Puis, elle reprit : « Je pense, que lui aussi, encore plus que les autres, doit payer... »

« Bravo, bravo ! », chanta la foule en délire, son enthousiasme boostée par ces événements dignes d'une excellente série télévisée.

Amélie Berthé ne savait pas trop quoi penser de tout cela. Elle se dit que ce chaos était peut-être l'occasion de partir plus tôt. Elle économiserait ainsi une bonne heure de babysitting. Elle se dirigea l'air de rien vers les toilettes de la cantine. Une fois à l'intérieur, et tout simplement, elle ouvrit une petite fenêtre en hauteur. Elle se glissa dehors. Contrairement à ses collègues et parce qu'un jour, on lui avait volé son portefeuille alors qu'elle avait quitté sa place dans l'openspace pour aller à la machine à café, elle avait pris soin de prendre son sac à main et cela malgré les pressions des agents de sécurité qui les avaient fait évacuer sans autre forme de procès. Elle était maintenant dehors. L'air était vif et le ciel rosé. C'était charmant. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas volé une heure à son employeur. Des années, sans doute. Tout en marchant, elle se remémora cette époque, ou jeune stagiaire à La Firme, elle prétextait des maux de tête récurrents pour quitter les lieux plus tôt. C'était une période de légèreté où elle n'avait pas encore conscience du poids de l'existence de l'adulte. En passant le tourniquet de la gare, elle se sentit rajeunir de plus de dix ans et se dit que demain, elle téléphonerait à la DRH pour dire qu'elle était malade.

Cindy, Hector et Henry n'en croyaient pas leurs yeux. Ils étaient dans un luxueux bureau aux meubles en wengé et fauteuils de direction en cuir couleur havane. Tout respirait le calme et le pognon. Ils refermèrent la porte derrière eux. Histoire de pouvoir fouiller l'endroit sans être dérangés. Il y avait un petit bar abritant de gros verres en cristal et de très belles bouteilles de whisky.

« Je crois que c'est l'heure de l'apéro », fit Hector Boayeau en s'approchant des flacons pleins de liquide ambré.

« J'en veux bien un », fit Cindy fascinée par ce lieu mystérieux.

« Moi aussi », ajouta Henry qui prenait décidément de l'assurance.

Les trois compères s'installèrent, verres à la main, sur le confortable canapé disposé dans un coin du bureau.

« Waou, n'est-ce pas? », constata Cindy.

« Tout à fait, Waou », répondirent les garçons en sirotant leur whisky.

Mais ça n'était pas tout ça. C'était la révolution à l'étage 6 et demi et ils ne pouvaient pas, non plus, s'endormir sur leurs lauriers.

Cindy se leva donc laissant ses collègues à leur dégustation et se mit à fouiller soigneusement le lieu. Elle ouvrit les tiroirs. Dans le troisième, elle découvrit un revolver. « Banco ! ». Hector et Henry levèrent les yeux et furent stupéfaits par cette découverte. Vraiment, cet étage 6 te demi réservait d'énormes surprises. Cindy enfouit le revolver dans sa culotte et continua ses recherches. Elle éplucha quelques dossiers assez incompréhensibles. Elle devina qu'ils étaient codés. Elle fit un tas de papiers qu'elle considéra important puis étudia un tableau accroché sur le mur droit du bureau et qu'elle trouvait affreux. Dans ce cadre si raffiné, elle ne comprenait pas que l'on expose une telle croûte. Mais, il était vrai aussi qu'elle n'y connaissait pas grand chose à l'art. Par curiosité, elle passa le bout de ses doigts sur la toile. Elle se demandait qu'elle sensation provoquait la peinture sèche sur la peau. Elle tâta l'oeuvre, comme ça, juste pour voir et.... brutalement, le tableau coulissa et elle découvrit un petit coffre fort.

« Mince alors ! »

Hervé Yograin au bout de son cul de sac, entendait un ronronnement. Il imaginait une foule de salariés en colère qui allait se venger de ses aigreurs sur lui. Mais, il était perdu, il devait se l'avouer: il ne savait plus comment faire pour se sortir de l'étage 6 et demi. Il fallait absolument qu'il rejoigne discrètement son bureau pour récupérer ses dossiers et prendre des décisions en matière de négociations et de chantage. Il finit par se décider à bouger. Tout était mieux que de rester coincé au bout du couloir. Il courba le dos et avança le plus silencieusement possible. Et c'est alors qu'il le vit : le trou. Un orifice suffisamment grand pour le laisser passer. Il ne risquait pas grand chose. Ce trou devait donner sur un tuyau d'aération quelconque. Il allait entrer là-dedans et avancer dans les conduits jusqu'à une bouche d'évacuation. Il était sauvé.

Il fit d'abord passer ses jambes puis glissa tout le reste de son corps. Il fut alors entraîné dans une chute qui ne semblait pas vouloir finir. C'était un immense toboggan et en le descendant à vive allure, il se revit, petit enfant, au square de son quartier. Au milieu du bac à sable, il y avait une grande structure en métal, un toboggan qui lui semblait gigantesque. Il adorait l'emprunter : son coeur virevoltait et tressautait et son ventre était tout retourné. Il se souvint combien ces sensations étaient délicieuses. Il dégringola avec joie jusqu'à son atterrissage.

Un atterrissage douloureux qui effaça en un instant toutes ses visions joyeuses. Un atterrissage qui provoqua un hurlement de douleur. Hervé Yograin venait de se poser violemment sur la tête de Philippe Odevain. Et ce dernier, sous le choc, avait perdu connaissance. Hervé Yograin passa ses mains sous son postérieur et sentit une chevelure touffue. A tâtons, noyé dans le noir complet, il allongea ses bras pour toucher le visage qui se trouvait sous les cheveux. Des traits anguleux, une petite barbe rêche, un nez un peu large. Il en était sûr, il venait d'assommer, peut-être même de tuer Philippe Odevain. Il essaya de vérifier l'état du conseiller obscur en malaxant son cou. Mais il ne sentait aucune palpitation. Soudain, il prit conscience que ces ténèbres étaient peut-être définitives. Et que son ultime moment de bonheur aurait été le souvenir d'une grande dégringolade sur un toboggan.

« Il y a un coffre caché dans le mur ». Cindy bougeait dans tous les sens le gros bouton qui était sensé ouvrir le coffre. « Il doit y avoir un code ». Hector et Henry s'approchèrent. Il ne serait pas évident de forcer ce truc. C'était un coffre à l'ancienne, en bon métal blindé. Cindy se frotta le visage. Il fallait qu'ils ouvrent ce truc. C'était certain, derrière se trouvait leur avenir, leur liberté, en tout cas, quelque chose qui allait changer le cours de leur existence. Elle essaya encore et encore de débloquer la porte à l'aide du gros bouton central. Elle avait eu la chance, en tâtant innocemment le tableau, de déclencher le mécanisme secret faisant coulisser la toile. Elle croyait en sa chance. Cette journée était la preuve qu'elle pouvait tout : elle avait échappé à la mort, délivré de pauvres placardisés et déclenché un putch. Oui, il n'y avait aucune raison que ce coffre ne s'ouvre pas pour elle. C'est alors qu'elle eut une idée géniale : elle sortit de sa culotte le beau révolver brillant. D'une seule balle, elle allait bousiller le coffre et découvrir ce qu'il cachait.

Nasser Virlasoupeux était maintenant totalement terrorisé. Il avait beau envoyer des SOS via son talky walky, plus personne ne répondait. Il voyait de très loin Adam Longh couché sur le sol, sans doute inanimé, la tête ensanglanté sur sa grille. Il aurait voulu aller le secourir mais il sentit que ce n'était pas le moment. Alors, il se mit à crier avec les autres « Vengance, vengeance ! » Si fort que très vite, il sentit sa gorge rendre l'âme. Il avait toujours eu les cordes vocales sensibles. Malgré des visites répétées chez l'ORL, personne n'avait jamais su expliquer cette faiblesse. Il prenait soin de toujours parler bas pour ménager son organe. Mais là pour sauver sa peau, il cala l'intensité de sa voix sur celle de la foule. Il hurla jusqu'à ne plus pouvoir sortir aucun son.

Dommage, car quand il vit les flammes de l'une des bougies mettre le feu à une nappe en papier oubliée sur une table, il ne put prévenir personne.


Philippe Odevain est-il vraiment mort écrasé par Hervé Yograin ?

Que contient le mystérieux coffre ?

Les déplacardisés vont-il prendre le pouvoir ?

Cindy va-t-elle réussir à utiliser le revolver sans se blesser ?

Le feu va-t-il ravager le réfectoire ?

Vous le saurez en lisant le prochain épisode du Roman-feuilleton du lundi.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

 
compteur pour blog