lundi 21 décembre 2009

Roman Cindy Manche au soleil - chapitre 14 : Cris et châtiments

Si vous n'avez pas lu les épisodes précédents, découvrez les dans la colonne de droite

Cindy scruta le triste moustachu. Ses épaules étaient couvertes de pellicules et elle ne put s’empêcher de les compter activement. Pendant ce temps, le moustachu était devenu rouge. Il se frottait les mains avec angoisse.

« Que me voulez-vous », finit-il par articuler avec difficulté.

Cindy interrompit sa numération en constatant combien l’individu était inquiet : « Pas de panique, mon ami ! Je ne savais même pas qu’il y avait quelqu’un derrière cette porte. Je ne peux pas, là maintenant, me lancer dans le résumé des aventures qui m’ont conduite à cet étage mais je peux juste vous certifier que je ne vous veux aucun mal. Ne prenez pas peur : je suis accompagnée et je vais appeler mes compères. Hector ! », hurla-t-elle.

Hector rappliqua illico. Il poussait devant lui Hervé Yograin, histoire que le gredin ne s’échappe pas. Tous les deux restèrent cois devant le monsieur rougeaud. Pour des raisons différentes…

Yograin n’avait jamais soupçonné une vie derrière ces portes. Pourquoi n’était-il pas au courant ?

Boayeau, lui, connaissait parfaitement le moustachu : « Henry, mais que fais-tu là ? Je croyais que tu avais quitté La Société ? Je vous présente Henry Nutile. Nous nous sommes connus ici il y a de nombreuses années. Henry était au service relations fournisseurs. Nous avions sympathisé à la cantine. Et puis, plus rien… Henry a disparu avant que je sois licencié et j’ai toujours pensé qu’il était parti vers des horizons meilleurs. Mais que fais-tu là ? »

Henry se frotta les mains encore plus fort, il était visiblement terriblement gêné.

Il réussit cependant à articuler quelques mots devant la surprise et l’insistance d’Hector : « Non, non, je ne suis jamais parti. On m’a mis là, c’est tout. »

« Mais qu’est-ce que c’est que cet endroit à peine salubre ?», interrogea alors Cindy.

Les employés étaient maintenant au complet dans le réfectoire. Ils avaient été massés au plus près du corps disposé sur son bar à salades. Nasser Virlasoupeux trépignait : il ne pouvait pas commencer la cérémonie sans les officiels. Il fut soulager quand il reçut enfin un sms d’Adam Long : « J’arrive ». Il prit donc le gros porte-voix mis à sa disposition et lança à la foule : « Mes amis, nous sommes tous rassemblés ici pour rendre un dernier hommage à notre Président Bernard Cèlement, mort pour la défense de la croissance économique. Nous sommes là aussi pour expier nos mauvaises pensées, celles qui nous ont poussés, parfois, à lui vouloir du mal et à lui manquer de respect. Avant de débuter la cérémonie, je vous demanderai encore un peu de patience. Nous attendons que les membres les plus hauts placés de la direction nous rejoignent. Leurs emplois du temps chargés ne leur ont pas permis de venir plus tôt ».

« Parce que nous, on n’a rien à foutre », marmonna Eva Kanss.

En raison de l’écho particulièrement puissant dans cette salle close recouverte de carrelage, les mots d’Eva Kanss arrivèrent dans l’oreille gauche de Virlasoupeux et de bien d’autres salariés.

« J’ai entendu quelqu’un se plaindre », hurla Virlasoupeux qui trouvait quand même très déplacé qu’un salarié lambda se plaigne et surtout ose marmonner.

Eva Kanss baissa la tête espérant ne pas être remarquée… Mais ses voisins se tournèrent avec virulence vers elle. Ils ne lui en voulaient pas : elle venait de dire tout haut ce que tous n’osaient formuler. D’ailleurs, ils trouvaient tous qu’elle en avait ! Eux n’étaient même pas sûrs de prendre son parti. Ils restèrent bouches closes.

Virlasoupeux exaspéré réitéra son appel : « J’ai entendu quelqu’un se plaindre. Pour le bon fonctionnement de l’organisation, je souhaiterais que cette personne se manifeste. Il n’y a rien de pire que cet anonymat. Si vous avez des choses à dire, dites les. Et que l’on n’en parle plus ! »

Cela sentait terriblement l’urine dans la petite pièce sordide. Et il y faisait très sombre. Henry Nutile regarda sa montre : « C’est normalement l’heure de ma pause déjeuner. Puis-je sortir ma gamelle ? J’aime bien manger à heure fixe, cela m’aide à donner un rythme à mes journées. »

« Mais que faites-vous le reste du temps ? », interrogea Cindy.

Henry se pinça les lèvres…

« Mais réponds bougre d’idiot !», fit Hector.

« Rien », souffla timidement Henry.

« Rien ? » firent en chœur Manche, Yograin et Boayeau.

« Absolument rien » , précisa le moustachu qui avait pris un peu d’assurance devant la mine ahurie de ses visiteurs.

« Mais alors que faites-vous là ? », chantèrent ensemble les trois salariés.

« C'est une longue histoire... Mais je suis au secret et je n'ai absolument pas le droit de m'exprimer sur ce sujet », répondit Henry.

C'en était trop pour Hervé Yograin. La moutarde lui avait déjà totalement envahi le nez. Mince alors, il avait des obsèques à célébrer, une carrière de chef de la sécurité et plus à mener tambour battant, une vengeance contre un conseiller de l'ombre à mettre en place et maintenant, ce mystère du moustachu à percer, tout cela avec un timing très serré. Oui, il n'y avait pas de temps à perdre. Alors dans un rugissement digne des lions les plus majestueux, il repoussa Hector Boayeau et reprit sa liberté.

Lucie Ferre était coincée dans la foule des employés de la Société. Elle était toujours entourée d'Amélie Berthé et d’Eva Kanss. Elle avait d'ailleurs clairement entendu cette dernière murmurer son insatisfaction. Elle s'était demandé s'il fallait la dénoncer. Mais, elle n'avait pas osé. Il y avait trop de monde autour d'elle. Son truc, c'était la discrétion, voire l'invisibilité. C'était toujours ainsi qu'elle avait agi. Personne dans La Société n'avait jamais rien su de sa vie privée. Même à la mort de son mari -certes tout à fait préméditée- elle n'avait pas moufté. Elle avait posé quelques jours de vacances et personne ne s'était douté de rien. C'était la même histoire avec Armand Bitieux. Quand le directeur du service comptabilité lui avait fait des propositions indécentes, elle n'en avait soufflé mot à personne. Et quand elle avait cédé à ses avances parce qu'elle se sentait un peu seule, un brin désemparée et surtout qu'elle voulait sauver sa place, personne dans l'openspace ou ailleurs n'avait pu s'en apercevoir. « Ni vue, ni connue », telle était sa devise pour s'en sortir au mieux. Et, elle l'avait suivi jusqu'au bout : elle n'avait même jamais avoué à Armand Bitieux -alors qu'il l'astiquait depuis des semaines sur le capot de sa jeep Cherokee au deuxième sous-sol et que finalement, malgré des débuts imposés, elle trouvait cette liaison plutôt agréable- qu’elle était même tombée amoureuse de lui.

Adam Longh se prit la tête dans les mains. Il avait beau être le nouveau Président, se sentir au-dessus de tout, dominer La Société et avoir des centaines d'employés dans les paumes de ses mains, il ne trouvait aucune idée pour éradiquer le fléau des employées indisciplinées. Eva Kanss et Cindy Manche étaient, chacune dans leur genre, deux sacrés problèmes insolvables. Il se dit que le meilleur moyen de trouver une idée pour éradiquer ces maux était d'aller se recueillir au réfectoire. D'ailleurs, il n'avait pas vraiment le choix : Nasser Virlasoupeux lui adressait des messages pressants. La foule était en place, il y avait même une brise de rébellion qui soufflait sur la cantine. Il fallait qu'il se dépêche. Il se leva et sortit du bureau présidentiel.

Alors qu'il claquait la porte, il entendit des voix sortant des conduits d'aération. Il s'approcha de la bouche grillagée au niveau du sol et il perçut distinctement des bruits de bagarres, des cris et un timbre qu'il identifia immédiatement comme celui de Cindy Manche.

Philippe Odevain avait finalement, pour plus de discrétion, choisi de ramper un peu à l'aveuglette sur la moquette usée et puante de l'étage 6 et demi. Malgré les soins que lui avait prodigués la fille au sublime postérieur, il n'avait pas totalement recouvré l'usage de la vue. Tout lui semblait flou. Il se déplaçait à plat ventre et à tâtons, veillant surtout à ne pas franchir l'une de ses maudites portes de placards. Il avait eu son compte pour la journée et il n'avait aucune envie de tomber nez à nez -quoi que, son état et sa position reptilienne ne le mirent plutôt dans la situation d'une rencontre pied à bouche- avec l'un de ces sinistres individus puants la pisse et les journées sans fin... Mais Philippe Odevain avait de la chance et il le savait. Il avait tout de même réussi à échapper à Hervé Yograin et sa bombe de gaz lacrymogène et, surtout, aux deux coupeurs de queues qui l'avaient capturé. Il savait donc qu'il allait pouvoir s'en sortir.

Est-ce cette pensée positive qui le guida vers ce vieux conduit de pneumatique ou tout simplement le hasard... Mais quand, il vit ou plutôt devina le gros tuyau qui avait autrefois servi à balancer colis et courriers, il sût qu'il était sauvé. Il allait sauter dans le conduit et se laisser glisser comme sur un toboggan jusqu'au rez-de-chaussée. Il pourrait ensuite rejoindre la cantine, assister -à défaut de voir- aux obsèques de Bernard Cèlement. Et sa vie de conseiller de l'ombre reprendrait comme avant.

Un peu plus loin, Cindy et Hector avaient complètement oublié Philippe Odevain. Leur urgence était maintenant de maîtriser Hervé Yograin qui tentait d'étrangler le pauvre Henry Nutile en lui hurlant de s'expliquer au plus vite, qu'il était pressé, qu’il avait d'autres chats à fouetter et qu’en même temps, il ne pouvait retourner à ses activités sans comprendre le pourquoi et le comment de ce demi-étage.

Philippe Odevain va-t-il vraiment emprunter le vieux conduit de pneumatique ?

Adam Longh a-t-il l'oreille assez fine pour suivre à travers des tuyaux le débat qui se tient à l'étage 6 et demi ?

Cindy Manche et Hector Boayeau vont-ils arriver à maîtriser ce trop sanguin Hervé Yograin ?

Nasser Virlasoupeux va-t-il arriver à contenir l'embryon de révolution salariale ?

Mais comment Henry Nutile est-il arrivé dans ce bureau qui pue le pisse ?

Vous le saurez en lisant le prochain épisode du Roman Feuilleton du Lundi.


Arriverez-vous à attendre le 4 janvier 2010 pour lire le chapitre 15 ? L’auteur du Roman-feuilleton du Lundi reprend son souffle le 28 décembre et ne sera pas fidèle à son poste. Pardonnez-la.

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